Bonnes feuilles
Travailleurs migrants en Italie : « L’impression d’être de la marchandise »
J’ai d’abord fait étape à Aversa, une petite ville à mi-chemin entre Naples et Caserte, à quelques kilomètres de Villa Literno. C’est une ville densément peuplée en grande banlieue de Naples. C’est là que, dans un premier temps, je devais être hébergé par un lointain parent. Mais en arrivant dans l’appartement, j’ai découvert que nous étions quinze. Je suis entré, j’ai essayé d’allumer, mais il n’y avait pas d’électricité. Pas mal, comme entrée en matière ! Jamais je n’aurais imaginé trouver une habitation sans électricité dans un des pays les plus riches du monde. Le lendemain, quand j’ai décidé d’aller chercher du travail, j’ai fait de nouvelles découvertes.
J’ai su par ceux avec qui je partageais mon logement qu’il fallait se lever à cinq heures chaque matin pour se rendre sur le rond-point de Melito, dans l’arrière-pays de Naples. On y arrive à pied ou à vélo et on attend que quelqu’un passe à la recherche de bras, pour travailler comme déménageur, maçon ou ouvrier agricole. Voilà comment ça fonctionne : celui qui a du boulot à proposer s’arrête, il jette un œil aux hommes présents et fait son choix, sans définir ni horaires, ni paye, ni lieu de travail. On a la sensation d’être de la marchandise exposée au marché aux bras, dépouillée de toute humanité.
La première fois que je suis arrivé au rond-point, il y avait des Asiatiques et des migrants de toute l’Afrique en train d’attendre. La scène était irréelle : des centaines de personnes étaient là, prêtes à accepter n’importe quel job, à n’importe quelles conditions. Quand on ne trouvait pas de travail, il n’y avait d’autre choix que de rester debout pendant des heures à attendre, après s’être levé à l’aube, avant de finalement rentrer chez soi le ventre vide et sans un sou en poche.
Quand on subit la précarité de petits boulots occasionnels, on vit au jour le jour, impossible de faire le moindre projet. Quand j’entends des discours sur la paresse des migrants, qui voudraient vivre aux crochets des Italiens sans rien faire, je pense à tous ces gens qui chaque matin se lèvent à cinq heures pour se rendre au rond-point de Melito, dans l’espoir de décrocher pour une journée au moins un travail harassant pour un salaire de misère.
Quand j’entends des discours sur la paresse des migrants, qui voudraient vivre aux crochets des Italiens sans rien faire, je pense à tous ces gens qui chaque matin se lèvent à cinq heures pour se rendre au rond-point de Melito, dans l’espoir de décrocher pour une journée au moins un travail harassant pour un salaire de misère.
Bien vite, j’ai moi aussi commencé à travailler sans relâche. Je passais d’un travail à un autre : la précarité m’interdisait de refuser la moindre proposition. Je plaçais tous mes espoirs dans l’employeur du moment, ou peut-être serait-il plus juste de l’appeler « patron », bien que le mot aujourd’hui ne semble plus à la mode2. Pour beaucoup, parler d’exploitation signifie glisser vers un discours idéologique. Au contraire, je crains qu’il ne soit « idéologique » de refuser de voir les formes d’organisations sociales et du marché qui permettent à une poignée de gens de disposer de la vie des autres. Souvent, je me demande combien d’hommes qui exploitent en privé les personnes migrantes affirment en public que « les Noirs doivent partir d’ici ».
Malgré mes conditions de vie difficiles, j’avais l’espoir que quelque chose changerait, et que tôt ou tard je parviendrais à revenir au centre du ring. Je me souviens de ce jour où un vieil homme s’est arrêté au feu rouge et m’a « choisi ». C’était un mardi, jour de marché à Palma Campania, une petite ville à une trentaine de kilomètres d’Aversa. Les journées de travail y étaient éreintantes, à charger et décharger la marchandise d’un fourgon. Je ne sais pour quelle raison il avait décidé de m’appeler Davide, peut-être qu’Aboubakar c’était trop compliqué. À la fin de la journée, le « patron » était content de moi et de mon travail, alors sur le chemin du retour, je lui ai demandé de me payer. Il m’a répondu qu’il était très satisfait et que dès le lendemain je travaillerais pour lui, pour toujours. Puis il a ajouté en dialecte napolitain que je ne devais pas m’inquiéter pour le salaire du jour, qu’il réglerait tout en même temps. Cette journée avait été une sorte d’essai, pour tout le reste, m’a-t-il assuré, toujours en dialecte, « m’ ’o vvech’ je » : je m’occupe de tout. Puis il a conclu par ces mots : « Ne t’inquiète pas, on se retrouve ici demain à la même heure. »
Je n’en revenais pas, j’étais fou de joie. De retour chez moi, j’ai dit à mes amis qu’on venait de m’embaucher et j’ai offert une tournée de pizza. Le lendemain, je me suis réveillé à l’aube, je ne voulais pas arriver en retard à mon rendez-vous. J’ai enfourché mon vélo et j’ai pédalé de bon cœur. Je suis arrivé sur place avant six heures, j’étais parmi les premiers. J’ai attendu jusqu’à sept heures, rien. Huit heures, neuf heures, dix heures, toujours rien. Je refusais de croire que « le patron » s’était moqué de moi, sans me payer ma journée et en me faisant miroiter un travail. Pour quelle raison aurait-il fait cela ? Économiser si peu d’argent ne risquait pas de le rendre plus riche. Et pourtant il n’est plus jamais revenu, ni ce jour-là, ni un autre.
De nombreuses années ont passé depuis cet épisode, mais le rond-point de Melito est aujourd’hui encore un endroit où on attend une chance de décrocher un travail, ou plutôt, « a fatica », comme on dit en napolitain. Tous ces hommes qui attendent, tous ces bras pleins d’espoir, sont devenus une présence à laquelle tout le monde est habitué, une partie intégrante du paysage. Tout comme, à quelques kilomètres de là, le long des routes qui mènent d’Aversa à Caserte ou à Lago Patria, des dizaines de femmes migrantes attendent des hommes qui les paieront pour se servir de leur corps. Je me suis toujours demandé quel était le prix de cette absurde normalité.
L’absence de rapport de travail formel et de protection syndicale est une pratique très répandue, surtout dans les secteurs du bâtiment, de l’agriculture, de la logistique et du travail domestique. L’expérience syndicale m’a fait connaître des contextes de production variés et des dynamiques plus complexes par rapport au modèle d’exploitation qui se perpétue dans certaines zones. Ce modèle semble découler d’un principe qui est devenu la norme : les immigrés ne sont que des bras, le moindre de leurs droits est subordonné à leur capacité de travail et à la loi du marché. Voilà l’engrenage qui broie les vies des personnes. Un travailleur, du simple fait qu’il est migrant, perçoit généralement pour la même tâche un salaire inférieur à son collègue italien. En plus de cette inégalité salariale, le travailleur étranger est plus exposé aux licenciements et soumis à un ensemble de pressions. Si cette différence de traitement échappe à notre attention, tout discours sur les droits des migrants devient un solidarisme stérile n’ayant d’autre but que le tourisme politique.
Traduit de l’italien par Marie Causse
⁂
1 Les intertitres sont de CQFD
2 En italien, le mot « padrone » présente un sens plus fort qu’en français, car c’est le même mot que l’on utilise pour le propriétaire d’un animal. Dans le langage courant, on lui préfère donc souvent celui d’« employeur ». [Ndlt.]
Cet article a été publié dans
CQFD n°206 (février 2022)
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Paru dans CQFD n°206 (février 2022)
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Mis en ligne le 04.02.2022
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