Traverser, c’est risquer
Il y a au creux du film documentaire Traverser un moment fort qui n’a l’air de rien. Dans un appart’ turinois (en Italie donc), autour d’un repas, un groupe de jeunes Ivoiriens déracinés se raconte des anecdotes sordides sur leur passage en Libye et leur odyssée transméditerranéenne. Et ils en rient ! Rire pour ne pas pleurer. « Frère, dans cette traversée, c’est Dieu qui nous a épargnés. » Ce qui permet de montrer ça, outre la caméra serrant au plus près les mains et les visages, c’est une complicité. Le réalisateur Joël Akafou, Ivoirien lui aussi, avait déjà filmé Inza, dit « Bourgeois », quand il officiait comme pirate du Net à Abidjan.
Bourgeois n’est pas un héros. Il n’est pas non plus qu’une victime de la géopolitique que lui et ses compagnons d’exil résument ainsi : « Vous avez tout gâté en Afrique, alors nous voilà. » Bourgeois « fait l’aventure », objectif France, Europe, pour aider sa famille dans la mouise depuis la mort de son père – le film commence avec les siens réunis autour de la tombe du patriarche. « Il faut que tu manges à la table des rois, Maman. Je suis ton bénéfice, ton enfant. » Le lien puissant avec la terre, la mère et le clan explique peut-être la relation ambiguë de Bourgeois avec les femmes sur qui il compte pour avancer. Le film n’excuse rien, mais l’œil ne juge pas, inchAllah.
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La conscience de Bourgeois, c’est Kader, qui patiente dans l’espoir d’obtenir des papiers. « Tu es un frère que ma mère ne m’a pas donné », dit Kader à son ami en rupture de campo (foyer). Il lui conseille de ne pas trop jouer avec le cœur des filles, de se focaliser sur son but. Réfugié chez Michelle, jeune mère célibataire, Inza projette une traversée des Alpes « par la neige », faute d’argent. Il veut atteindre Paris où l’attend Aminata, une compatriote qui a déjà payé une rançon pour le tirer du guêpier libyen. Là-bas, il y a aussi Brigitte, « la femme blanche » connue sur Internet.
Le contact avec le pays s’opère à travers les smartphones, qui servent aussi à multiplier les selfies triomphants devant les belles voitures. Sa mère demande à Inza de prier : « N’oublie jamais pourquoi tu es parti. » Alors les larmes lui montent, qu’il nie : « Non, je ne pleure pas, Maman » ; puis il coupe l’image et tombe sur le lit, la nuque sur un ours en peluche.
Cet article a été publié dans
CQFD n°205 (janvier 2022)
Dans ce numéro vert de rage, un dossier « Pour en finir avec une écologie sans ennemis ». Mais aussi : une escapade en Bosnie en quête d’étincelles sociales, l’inaction crasse du gouvernement envers les femmes handicapées, l’armée qui s’incruste à l’école, des slips chauffants, des libraires new-yorkais atrabilaires, des mômes qui attaquent Disneyland…
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Paru dans CQFD n°205 (janvier 2022)
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Mis en ligne le 21.01.2022
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