Construire la solidarité
Travailleur·ses du BTP unissez-vous !
Sur les palissades qui barrent l’accès à certains chantiers de Marseille, des stickers ornés d’une pelle et d’une pioche entrecroisées, évoquant la faucille et le marteau, ont commencé à fleurir depuis l’hiver dernier. Témoignage du passage du Collectif autonome du bâtiment. Depuis fin 2021, celui-ci regroupe, comme son nom l’indique, des travailleur·ses du bâtiment et des travaux publics, désireux de s’organiser collectivement pour faire face à leurs conditions de travail difficiles et aux violences du marché de l’emploi. Une menuisière, plusieurs cordistes, des maçon·nes, des charpentier·ières, une ébéniste, un manœuvre… Pour l’instant, ils sont une vingtaine, parfois un peu plus, à organiser formations et permanences dans une région où le secteur du BTP emploie officiellement plus de 120 000 personnes1.
Auparavant, les actuel·les membres du collectif avaient créé l’antenne Construction de l’union syndicale Solidaires 13. Mais face à la diversité des conditions de travail d’un statut et d’une profession à l’autre, il leur fallait un espace d’organisation complémentaire et indépendant des syndicats. Un lieu où ils et elles peuvent analyser collectivement leurs quotidiens : « On recense les problèmes et on cherche à visibiliser ceux qui se répètent », explique Sacha*, cordiste en intérim. Pour Aurélien, qui bosse dans une entreprise de travaux solidaires, l’ambition est de rassembler les corps de métiers et les statuts professionnels de manière transversale : « Il y a de tout : des gens qui bossent au black, d’autres à leur compte, ou en intérim, des salariés de coopératives… » Ce qui crée du commun ? La précarité et la difficulté des conditions de travail.
En France comme ailleurs, les métiers du bâtiment abîment voire tuent. Selon les chiffres de l’Assurance maladie pour 2021, ce sont environ 47 accidents pour 1 000 salarié·es dans le secteur du BTP – la moyenne pour tous les secteurs étant d’environ 31 – soit environ 89 000 accidents recensés2. « Sauf qu’en général, les employeurs te demandent de ne pas déclarer ton accident ; un arrêt de travail peut te conduire à être blacklisté. Ou alors, les patrons préfèrent que tu te reposes quelques jours, pour éviter les charges supplémentaires », confie René, charpentier et membre du collectif.
« Si on devait monter tous les échafaudages et les filets de sécurité, on finirait pas à temps, alors on s’en passe »
À la dangerosité vient s’ajouter une structure de l’emploi extrêmement concurrentielle. « On te demande d’être toujours performant, sous peine de ne pas t’engager la prochaine fois », explique Lucie, qui bosse pour une coopérative artisanale. Une forme de chantage à l’emploi qui pousse les travailleur·ses à négliger leur sécurité. « Quand je travaille au black, j’ai tendance à venir en jean et en baskets », décrit Kamil. Engagé·es à la tâche, ou avec des obligations de rendement, les travailleur·ses sont toujours sous pression. Les obligations de livraison et les agendas des chantiers, généralement bien trop serrés, donnent lieu à des cadences parfois intenables. « Si on devait monter tous les échafaudages et les filets de sécurité, on finirait pas à temps, alors on s’en passe », poursuit René, charpentier. La sous-traitance en série entraîne par ailleurs une dilution de la responsabilité. « Ton employeur est censé être le garant de ta sécurité, mais en intérim, les boîtes qui t’embauchent n’ont jamais mis les pieds sur le terrain », souligne Lucie.
Toutes et tous ne sont par ailleurs pas à égalité face à la prise de risque : le pouvoir de négociation varie selon les diplômes, le statut administratif, le régime auquel ils et elles sont affilié·es à l’assurance maladie… Et c’est là que le collectif peut faire la différence : « On essaie de comprendre nos droits selon les situations, de créer des fiches-ressources », décrit Sacha. Ensemble, ils et elles apprennent à réclamer les heures et les paniers-repas non payés, à s’opposer aux abus des patrons qui ne veulent pas rémunérer les déplacements et préfèrent se passer d’équipements de sécurité. Mais plus largement, c’est bien une critique politique de l’organisation du travail dont le collectif est porteur.
« En intérim, tu vois seulement des collègues ponctuels, mais personne avec qui tu travailles sur une longue durée », raconte Aurélien. Une fois le chantier terminé, les équipes changent. « Un plombier, c’est maximum trois à six jours sur un chantier », complète René. Cette mobilité permanente rend complexe toute velléité d’organisation et de réponse collective. Sans oublier que les travailleur·euses peuvent aussi ne jamais être en contact avec le maître d’ouvrage ou le client principal, étant donnés les différents échelons de sous-traitance. « La première question à se poser c’est : “Qui est le patron ?”. Et c’est parfois impossible à savoir », précise Lucie.
« Autoentrepreneure, c’est aussi la solitude devant le client, avec une cordialité qui cache le rapport marchand, le rapport de subordination »
Autre enjeu : la difficulté à fédérer quand une grosse partie des acteur·ices est son propre patron. « Dans un marché ultralibéral, où énormément de personnes travaillent à leur compte, c’est parfois difficile de trouver du soutien », confie Lucie. Ensemble, ils et elles s’interrogent sur ce qui se joue dans les rapports de travail. « Autoentrepreneure, par exemple, c’est aussi la solitude devant le client, avec une espèce de cordialité qui cache totalement le rapport marchand, le rapport de subordination », témoigne Isa, ébéniste. Une solitude usante qui se double souvent de harcèlements, entre remarques sexistes et vannes racistes ou homophobes, selon certains membres du collectif. Les réunions permettent alors aussi de pousser des coups de gueules, de partager des techniques pour résister à ces outrages du quotidien. Et de pointer du doigt ce que ces atmosphères peuvent avoir de délétère, comme l’analyse Sacha à propos du virilisme sur les chantiers : « C’est ce phénomène du “Si t’es un homme, faut que t’y ailles”. Une tendance à toujours rabaisser des trucs de sécurité, des précautions de base, à te faire accepter des trucs dangereux juste pour dire “Moi aussi, je suis capable.” »
Le collectif se renseigne aussi sur les procédures de régularisation par le travail pour ceux et celles qui n’ont pas de papiers. Ces dernier·es, davantage isolé·es encore, se trouvent d’ailleurs souvent relégué·es au travail à la journée, aux tâches les plus dures, pour parfois moins de 20 euros par jour. « Les boîtes d’intérim savent très bien qu’une partie de leurs effectifs travaillent sous alias, avec les papiers de quelqu’un d’autre. Ça leur permet d’avoir une main-d’œuvre malléable à souhait, à envoyer d’un bout à l’autre du département », dénonce René. « Le BTP repose sur l’exploitation des travailleurs sans-papiers. On est pour la régularisation de tout le monde, l’ouverture des frontières, la liberté de circulation et d’installation », termine Aurélien. La position du collectif est claire : la solidarité qu’ils veulent construire dépasse les chantiers.
* Les prénoms ont été modifiés.
1 Chiffres de la région Paca selon la Cellule économique régionale de la construction de Provence-Alpes-Côte d’Azur pour 2019, employés, intérimaires et alternants compris.
2 « Accidents du travail et maladies professionnelles dans le BTP : chiffres clés », à lire sur ameli.fr.
Cet article a été publié dans
CQFD n°218 (mars 2023)
« Moins de super profits, plus de super pensions », « Prenez la thune aux milliardaires, pas aux grands-mères »... Dans les manifs contre la réforme des retraites, ça casse du riche ! Dommage collatéral ? Que nenni ! Alors que les crises se cumulent, les inégalités se creusent toujours plus et les riches se font plaisir. D’où notre envie d’aller voir ce mois-ci du côté des bourgeois. Ou comment apprendre à mieux connaître l’ennemi, pour mieux le combattre évidemment. En hors-dossier, la Quadrature du net nous parle de la grande foire à la vidéosurveillance que seront les Jeux olympiques Paris 2024. Youri Samoïlov, responsable syndical, aborde la question du conditions de vie des travailleurs dans l’Ukraine en guerre un an après le début de l’agression russe. Avec Louis Witter, on discute du traitement des exilés à Calais à l’occasion de la sortie de son livre La Battue. On vous parle aussi du plan du gouvernement « pour la sécurité à la chasse » qui n’empêchera hélas aucun nouvel « accident » dramatique, d’auto-organisation des travailleurs du BTP à Marseille ou encore d’une exposition sur un siècle d’exploitation domestique en Espagne... Et plein d’autres choses encore.
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Paru dans CQFD n°218 (mars 2023)
Par
Illustré par Nodi
Mis en ligne le 13.04.2023
Dans CQFD n°218 (mars 2023)
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