Monde agricole en colère

« Tordre le bras à la grande distribution »

Même si le premier round de la colère des agriculteurs a débouché début février sur une ahurissante victoire des intérêts productivistes, l’espoir d’une révolution agricole est toujours de mise, et la lutte continue. C’est l’avis du camarade Thomas Gibert, maraîcher dans une ferme collective du Limousin et l’un des secrétaires généraux de la Confédération paysanne.
Une illustration de Alex Less
Une illustration de Alex Less

Face à la gronde des agriculteurs, les annonces gouvernementales se sont multipliées ces dernières semaines. Un versement accéléré des aides de la PAC (Politique agricole commune), autour de 400 millions d’aides d’urgence pour différents secteurs, mais aussi des mesures très contestées par les écologistes, comme celle d’« une pause » dans le plan Ecophyto 2030, qui régule l’usage des pesticides, ou le soutien aux mégabassines. Autant de pis-aller qui ne remettent pas en question le modèle agro-industriel à cause duquel le monde agricole se meurt. Alors que la parade présidentielle au Salon international de l’agriculture à Paris prétend amener des réponses à une colère qui ne faiblit pas, on fait le point sur la situation avec Thomas Gibert, maraîcher dans une ferme collective du Limousin et l’un des secrétaires généraux de la Confédération paysanne. Entretien.

Je m’attendais à un discours mitigé de ta part, mais tu sembles enthousiasmé par la mobilisation des paysans.

« Oui ! Je pense qu’on vit une période historique et qu’on peut parler de “méga révoltes paysannes”, tant le mouvement prend de l’ampleur. Le monde paysan s’est enfin levé pour dénoncer ses conditions de vie hardissismes. C’était très inattendu. Et c’est porteur d’espoir. Bien sûr, il y a eu le premier round et son ridicule dénouement après le “siège de Paris” début février, et des mesures gouvernementales ne faisant qu’accélérer l’agenda libéral. Mais côté manifestants, ça me fait penser aux premiers temps des Gilets jaunes, quand les revendications restaient floues ou basées sur le prix de l’essence. Ici, la révolte, qui s’est d’abord cristallisée sur la question de normes jugées trop contraignantes, a rapidement été suivie d’une prise de conscience : obtenir des concessions à ce niveau-là ne va pas changer leur vie. Par exemple chez les Jeunes agriculteurs (JA), proches historiquement de la FNSEA, il commence à y avoir une prise de conscience du fait que l’agro-industrie se gave sur le dos des paysans et qu’il est nécessaire d’instaurer des prix minimums garantis. Grâce à une couverture médiatique conséquente, avec la Conf’ on a l’impression d’avoir réussi à imposer des sujets politiques de fond qui ne sont pas portés par les autres syndicats. »

Comment se sont passés les premiers jours de la mobilisation ?

« Au début, j’étais un peu pétrifié. Les mobilisations ont été déclenchées par des éleveurs du Sud-Ouest, sur des revendications très éloignées des nôtres. Dans mon département, en Haute-Vienne, on a très vite vu circuler une vidéo montrant des paysans de la Coordination rurale (CR)1 qui disaient : “Que tout le monde nous rejoigne sauf ces extrémistes de la Conf’ !” J’ai d’abord craint que notre implication dans les Soulèvements de la Terre et le mouvement anti-mégabassines nous ait isolés. Mais je me suis vite raisonné : ce que nous avançons est fédérateur. On travaille depuis longtemps à ce que les paysans prennent conscience de leur appartenance de classe. Et sur ce tableau, le point essentiel, c’est le revenu. On s’est donc recentrés sur ce point, avec comme exigences la sortie de l’ensemble des traités de libre-échange – qui nous mettent en concurrence déloyale avec le reste du monde – et l’instauration de prix minimums d’entrée ; mais aussi la garantie de prix minimums supérieurs à nos coûts de revient2. Tout cela relève d’une politique de base visant simplement à être bien rémunéré·es et à disposer, grâce à nos cotisations, d’une couverture sociale enfin digne. »

Comment avez-vous réagi face aux annonces du gouvernement Attal ?

« De manière très simple : en rappelant que rien parmi elles ne répondait à la détresse des paysans. Ni dans la première salve ni dans celles qui ont suivi : elles ne touchent absolument pas à ce qui façonne le revenu. Le nivelage par le bas des pesticides ou la mise sous tutelle de l’Office français de la biodiversité (OFB) sont des mesures qui, au fond, n’enthousiasment que les gros industriels des plaines céréalières, c’est-à-dire les personnes à la tête de la FNSEA, seul syndicat avec lequel le gouvernement a négocié. Il y a donc une immense déconnexion, qui vient d’être exposée au grand jour.

Cela fait des dizaines d’années qu’on fait face dans nos régions aux doubles discours de la FNSEA. Dans les régions d’élevage, les instances locales du syndicat ont pris position contre des accords de libre-échange, avant d’être systématiquement retoquées au niveau national. Je crois que la fenêtre médiatique actuelle nous permet d’enfoncer le clou de cette supercherie. Et ce qu’on dit depuis des années commence à être repris partout, notamment que leur boss Arnaud Rousseau est l’inverse d’un paysan : c’est un pur businessman ! »

Concernant la loi Egalim, qui est censée garantir un prix fixe aux agriculteurs face à la grande distribution, Attal a annoncé un nouveau projet de loi pour l’été, alors que l’actuelle n’est déjà pas respectée.

« En 2018, le gouvernement a voté la loi Egalim (qui a connu d’autres moutures depuis). Elle était censée “rééquilibrer les rapports de force” entre les agriculteurs, l’agro-industrie et la grande distribution, mais était plus qu’insuffisante. D’abord elle ne concernait qu’une partie de la viande, et non le maraîchage et l’agriculture. Puis elle n’imposait pas à la grande distribution de payer nos productions au-dessus des coûts de revient. En gros, elle ne sert à rien, c’est un cache-misère. Si l’on veut vraiment rééquilibrer les rapports de force, il faut aller beaucoup plus loin dans la contrainte envers la grande distribution, lui tordre le bras pour pérenniser une vraie mise en valeur de nos produits. Ce qui implique un changement d’ordre structurel. Vaste chantier, mais chantier indispensable. »

Un chantier en cours qui semble donner de l’écho à vos revendications.

« Chez BFMTV, où j’ai été plusieurs fois invité (avec des égards assez étonnants au regard de leur habituel positionnement), les gens me disent que c’est énorme, que la couverture médiatique dépasse celle des Gilets jaunes. Et c’est généralement dans ce genre de moment que les imaginaires se regonflent. À nous d’imposer notre vision critique vis-à-vis de la FNSEA, à nous de montrer comment elle est complètement inféodée aux puissances économiques qui écrasent les paysans. On va voir sur la longueur, mais beaucoup estiment que les troupes de la FNSEA ne croient plus vraiment en leur direction. Certains ont déchiré leur carte et rejoint la Conf’, d’autres la CR. Ce n’est qu’un début. On avance des pions. »

Cela fait longtemps que la FNSEA ne joue pas pour les intérêts de sa base. Elle reste pourtant populaire…

« Oui, car ses dirigeants ont su jouer sur des trucs populistes, aussi simplistes qu’efficaces. Dénoncer le joug des normes posées comme insupportables, par exemple. Ou bien diaboliser les figures écologistes comme Sandrine Rousseau qui viendraient les empêcher de faire leur travail comme ils l’entendent, alors même qu’elle n’avait aucun pouvoir ! La coordination nationale clame ainsi “laissez-nous travailler tranquille !”, un mot d’ordre repris en Haute-Vienne alors que c’est typiquement un département où, au regard de la configuration des exploitations et des sols, personne ne traite aux pesticides. Ça a longtemps fonctionné comme argumentaire. Mais aujourd’hui j’ai l’impression qu’il y a une prise de conscience, que les concernés comprennent que le combat se déroule ailleurs. Et on essaye de s’appuyer sur l’élan du moment. On a fait une tribune pour demander une convergence avec les autres syndicats sur les traités de libre-échange et les prix agricoles. Hier on est allé occuper le siège social de Lactalis avec 200 paysans. On a eu de très bons retours de l’ensemble des paysans, et même des non confédérés. On a la chance aussi de bénéficier d’une relative modération policière. Le mot d’ordre de Darmanin semble être “pas de frictions avant le Salon” qui va tout juste commencer3. »

Quels horizons pour la Conf’ dans cette mobilisation ?

« La Conf’ permet le lien entre paysans, milieux écolos type Soulèvements de la Terre, syndicats de salariés et société civile. C’est large. Aujourd’hui, on est centraux pour ceux qui pensent qu’il est temps d’envisager la convergence des luttes tant la question de l’alimentation est centrale. Il y a quarante ans mourrait Bertrand Lambert, qui a écrit Les Paysans dans la lutte des classes (1970), un classique qui pourrait vite revenir au goût du jour…

Après, il va y avoir les grandes messes, notamment le Salon de l’agriculture, où chacun va tirer la couverture à soi. Nous on fera une table ronde avec Sophie Binet de la CGT et d’autres syndicats de type CFDT autour de l’alimentation. Il y aura aussi une grosse rencontre à la Bourse du Travail avec d’autres salariés. Ce ne sont pas ces quelques évènements qui vont changer des choses, mais je crois par contre que les idées font leur chemin à une vitesse impressionnante. Et ce n’est pas parce que tout le monde reprendra le travail en avril qu’il n’en restera rien, bien au contraire ! »

Propos recueillis par Émilien Bernard

1 Deuxième syndicat agricole français, au coude à coude avec la Conf’, la Coordination rurale est plutôt située à droite/extrême-droite.

2 Coût global, englobant la production, le salaire ou la couverture sociale.

3 Entretien réalisé le 23 février 2024.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°228 (mars 2024)

Dans ce numéro de mars, on expose les mensonges de TotalEnergies et on donne un écho aux colères agricoles. Mais aussi : un récit de lutte contre une méga-usine de production de puces électroniques à Grenoble, une opposition au service national universel qui se structure, des choses vues et entendues au Sénégal après le "sale coup d’état institutionnel" de Macky Sall, des fantômes révolutionnaires et des piscines asséchées.

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