Parce que c’est notre cauchemar
Sophie Bruneau : « Le nouveau capitalisme nous cannibalise »
Rêver sous le capitalisme1 est un documentaire à la fois magnétique et perturbant. À l’écran, des plans fixes : immeuble de bureau illuminé, parking de fast-food désert, ligne de tram nocturne et... visages de personnes contant leur vie onirique perturbée. C’est la bande-son qui relie l’ensemble, soit les témoignages de douze personnes ayant vu le monde du travail s’inviter à la hussarde dans leurs songes, recueillis par la réalisatrice Sophie Bruneau2. Ces cadres, employés ou médecins, décrivent précisément un rêve qui les hante, issu tout droit de leur environnement professionnel.
Le message est limpide : la réalité du labeur contemporain, managé jusqu’au trognon, déborde tant sur les affects qu’il n’existe plus d’espaces où lui échapper, même la nuit.« Mon rêve commençait ici sur cette chaise, par un très grand crack, un craquement, qui correspondait à l’ouverture de ma calotte crânienne », témoigne l’une des interviewés. Avant de décrire de petits personnages plongeant de longues cuillères dans sa cervelle, de plus en plus profondément. Le cauchemar, c’est maintenant.
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Les images de votre film sont presque banales, mais on en ressort secoué, effaré par la brutalité du constat. Comment le simple récit de rêves peut-il être si glaçant ?
« Les images associées aux rêves ne sont pas violentes au sens strict, mais elles transmettent une forme d’ambiance étrange, une dimension déshumanisée qui se conjugue à une dimension poétique relevant de l’imprévu dans le banal (un bal de mouettes sur un parking, le déplacement d’une lampe de poche dans une tour de verre...). Les rêves sont des images parlantes qui décrivent, peut-être de manière plus violente que les images littérales, ce monde du travail pris dans la tourmente d’un management déraisonnable. Les rêves manifestes, pour lesquels nous faisons clairement le lien entre le contenu et le contexte qui l’a engendré, sont comme un écho du jour. Le film recrée une communauté des songes, il propose une vision nocturne de ce qui se passe hors champ, à l’extérieur, dans le monde du travail.
« Que nous révèle cette vision ? Des morts-vivants, le cadavre d’un travailleur inconnu, des momies, un meurtre, des pratiques cannibales… C’est une vision mortifère qui dévoile le système capitaliste néolibéral. En ce sens, je pense que le rêve de cannibalisme raconté par une médecin est la métaphore du film : le capitalisme nous cannibalise. Le capitalisme est profondément mortifère, c’est ce que les douze rêves de travail nous disent de manière condensée, déformée, exagérée. Ces histoires oniriques interpellent, à l’image des masques de carnaval. Elles sont à la fois poétiques et politiques, nous déplacent pour mieux nous faire voir. »
Votre travail renvoie directement à celui mené par Charlotte Beradt en Allemagne de 1933 à 1939, Rêver sous le IIIe Reich...
« Le travail de Charlotte Beradt a été un élément déclencheur. Elle a eu l’idée lumineuse que l’on rêvait différemment selon les régimes politiques et que les rêves avaient la capacité de raconter l’époque. Les interdits, les humiliations, la peur, la chasse à l’homme, la perte du langage… Elle a mis en évidence à quel point le système barbare qui se mettait en place s’immisçait dans les vies privées, jusque dans le sommeil. Cette lecture m’a fait comprendre que les rêves – et en particulier les rêves manifestes, qu’elle appelle les rêves politiques – sont un matériau anthropologique, révélateur et significatif du champ social et des rapports qui s’y jouent. Ils ont valeur de message, sont capables de mettre au monde le sens de l’époque. Ce sont des récits extrêmement intimes qui résonnent au-delà de leurs propriétaires. Je est un autre dans le rêve, et cet autre résonne pour tous.
« Je ne fais pas d’amalgame entre les époques, mais je vois des processus à l’œuvre, que d’autres ont analysés. Dans son livre Souffrance en France – La banalisation de l’injustice sociale 3, Christophe Dejours, psychiatre spécialiste du travail, décrit l’utilisation managériale de la peur dans les entreprises. Elle s’est inscrite dans les rapports de travail : peur de ne pas être à la hauteur, peur de perdre son emploi… Cette peur est associée à “ une menace à la précarisation ”, ce qui est différent de la précarité, parce que ce système est conçu comme tel. La peur entraîne des conduites de soumission et d’obéissance et, in fine, elle annihile la faculté de penser. C’est une stratégie de défense. Par ailleurs, en utilisant le levier des chômeurs qui attendent à la porte, on parvient à tout faire accepter par des travailleurs en sous-effectif, même les choses qui vont contre les règles du métier, l’éthique professionnelle, la morale ou le simple bon sens. D’autant que dehors, c’est le détricotage de la Sécurité sociale. Ils sont pris entre le marteau et l’enclume… »
Tous les rêves recueillis semblent tendre à un même constat, celui d’un monde du travail devenu fou...
« Certains rêves me font voir un monde déraisonnable où la folie a pris le pouvoir. À travers ces douze rêves de travail, et leur interprétation par les rêveurs, on entend une seule et même réalité, comme s’ils parlaient d’une même voix : les résultats exigés sont intenables, le mensonge règne, les ambiances sont délétères, l’isolement et la mise en concurrence génèrent de la souffrance individuelle, la surveillance et le contrôle marchent à plein, notamment via l’outil informatique, la taylorisation des activités a pris pied dans le tertiaire et la perte de sens s’est généralisée. On mesure tout, même le qualitatif. Et tout cela se passe dans des espaces de plus en plus dépersonnalisés où tout le monde se regarde et s’écoute.
« Au fur et à mesure du film, les rêveurs et rêveuses se parlent à travers le jeu des récurrences. Ces résonances suggèrent un monde extérieur nocif dans lequel ils n’ont plus envie de retourner. Leur réalité au travail est plus noire que leurs vrais cauchemars. Le film a d’ailleurs failli emprunter le nom d’une célèbre gravure de Goya, réalisée fin XVIIIe, à une période sombre de l’histoire espagnole, laquelle s’intitule : Le Sommeil de la raison engendre des monstres. À l’écoute de tous ces récits de rêves de travail, durant le temps de ma collecte, entre 2012 et 2017, j’ai eu le sentiment profond que l’époque avait perdu la raison et que les monstres étaient devenus réels. Le monde du travail est à l’image de notre environnement. Les rêves nous le disent à leur manière, de façon criante : le capitalisme néolibéral court à notre perte. »
1 Actuellement au cinéma, distribution Direction Humaine des Ressources.
2 Déjà réalisatrice de Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés (2006), documentaire suivant les consultations médicales de personnes en souffrance au travail.
3 Le Seuil, 1998.
Cet article a été publié dans
CQFD n°172 (janvier 2019)
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Paru dans CQFD n°172 (janvier 2019)
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Mis en ligne le 02.04.2019
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