Samedi 10 août, l’émotion est d’autant plus vive que l’emballement policier et médiatique est à son comble. Premier cafouillage : les enquêteurs parlent d’un vol de portable comme possible mobile. Le téléphone de la victime a disparu et aurait été géolocalisé dans les quartiers Nord – « Encore eux ! », hurlent les loups bien-pensants. Un badaud interrogé par la télé locale s’exclame : « Tout ça pour un portable… Avant, il en fallait plus pour tuer quelqu’un ! » Mais le surlendemain, alors que le jeune Jérémie vient de rendre l’âme, on s’apercevra que le téléphone traînait dans un placard de sa chambre, à l’hôpital… Nord – un grand bravo aux techniciens de la police judiciaire.
Avant même que les sauvages des quartiers Nord aient été dédouanés, un suspect est désigné, « grâce à la vidéosurveillance ». Il s’agit d’« un homme gravement déséquilibré », selon le communiqué de la préfecture. Terme que reprendront le procureur, le ministre de l’Intérieur et les journalistes. La silhouette de l’individu a été épinglée par les caméras. On ne le voit pas tuer, seulement passer, avec sa gueule d’Arabe hirsute et son regard éperdu. Ali, un paumé du centre-ville, devient le coupable idéal pour une enquête qu’on veut fulgurante : il ne faut pas ternir la saison touristico-culturelle de MP-2013 [1]. Moins de vingt-quatre heures après les faits, l’homme est appréhendé dans un foyer. Le 13 août, La Provence titre « Marseille : 4000 malades mentaux dans la rue ». « La ville est pleine de fous ! », s’affole-t-on au comptoir des bars. Mais quand les caméras s’attardent à interroger ceux qui croisaient quotidiennement Ali entre la Canebière et la gare, où il allait mendier, ils n’y croient pas : « C’est un pauvre, un pauvre de chez pauvre, pas un assassin. » « Pas le fou ! Il ne ferait pas de mal à une mouche. » Dans un bel exercice de dédoublement journalistique, le même numéro de La Provence qui laissait entendre en une que Marseille est un asile à ciel ouvert, nuance son constat en pages intérieures : 30 % des SDF souffrent de troubles psychiques, en grande partie dus à la dureté de leur vie dans la rue. Cependant, selon les statistiques, les schizophrènes sont six fois moins « agresseurs » que la population générale et, par contre, trente-six fois plus « victimes ».
À Marseille, l’hôpital psychiatrique Édouard-Toulouse ne dispose que d’un psychiatre, deux psychologues et deux infirmières pour intervenir dans la rue. Médecins du Monde salarie dix personnes pour être présentes sur les trottoirs. Le programme « Un chez-soi d’abord » prend en charge quatre-vingts personnes sur toute la ville. Pour pallier une réduction drastique des lits et des moyens disponibles dans les hôpitaux, des associations sont chargées d’ouvrir des lieux d’accueil, comme celui où Ali dormait – il a depuis été interné d’office et « fait l’objet de soins sans consentement », selon la préfecture. Au mépris de la présomption d’innocence, le prénom, le nom, les antécédents et le département d’origine du suspect sont jetés en pâture au public et les sites Internet d’extrême droite s’en emparent. Le 14 août, le Front national appelle à une manifestation « contre l’insécurité et la barbarie » où sont brandies des pancartes qui empestent l’appel à la ratonnade : « Pas de quartier pour les racailles ! [2] » Parallèlement, Patrick Menucci, député-maire PS du 1er secteur de Marseille, désigne, dans une interview, l’adresse du foyer où Ali a été arrêté. Résultat, le matin suivant, des graffitis recouvrent la façade du lieu d’accueil. « Assassins, cassez-vous ! », « Melons dehors ! » Le 27 août, l’équipe du foyer publiera une lettre ouverte : « Nous, professionnels de l’action sanitaire et sociale, confrontés au quotidien à la misère et à la maladie, sommes inquiets de ces dérives. […] Ce lieu survit avec une dotation annuelle de moins de trente euros par jour et par personne et il est depuis des jours victime de violence. »
Une semaine après le meurtre, le procureur-adjoint de la République, Jean-Jacques Fagni, reconnaît du bout des lèvres que rien ne prouve la culpabilité d’Ali. En effet, la vidéosurveillance n’a pas capté l’agression, et lors de son arrestation, on n’a trouvé ni arme, ni trace de sang ou d’ADN, ni objet subtilisé à la victime. L’enquête se poursuit, assortie d’un appel à témoins. Pourtant, le mal est fait. « Ali remontait doucement la pente, témoigne Jean-Marc, salarié des Nomades célestes, une association de soutien mutuel pour sans-logis. Mais là, ils l’ont détruit. Ils l’ont cloué au pilori, ils ont exagéré ses délits, dont le dernier date d’il y a dix ans ! » « Les prostituées de la rue nous ont retiré le bonjour », témoigne Matias, autre permanent de l’asso. Nicole [3], une habituée du lieu, tente une explication : « Il faut les comprendre, elles sont fragiles elles aussi, elles ont peur. Une des leurs a été assassinée par un client il y a quelques années. » De la Canebière, « là où en faisant la manche on pouvait gagner 10 euros par jour, on ne revient plus qu’avec quelques centimes », se plaint Tom, un pilier des Nomades. « C’est les journaux qui ont créé la psychose. Même si Ali a été innocenté, on nous prend tous pour des égorgeurs, les gens nous fuient. Les flics mettent tout le monde dans le même sac. Hier, ils ont déchiré les dessins d’un Norvégien qui gagne son pain en faisant le portrait des gens sur le port. » D’après Sofiane, la police traite la maladie mentale comme une circonstance aggravante : « Dès qu’ils ont su que mon copain était suivi par un psychiatre, ils lui ont dit : “Aaah ! Tu es fou ? Viens avec nous, on va te soigner.” Moi, ils n’ont pas pu m’embarquer, j’ai un certificat du toubib qui dit que mon état est incompatible avec une garde à vue. En partant, ils m’ont pointé du doigt, “Toi, on t’a à l’œil !”, alors qu’on avait rien fait. » Lucide, Karim explique le pourquoi de ce harcèlement : « Ils veulent nettoyer le centre de ses pauvres, alors ils commencent par nous. »
Touchés de plein fouet par ce climat délétère, les membres de l’association Nomades célestes prévoient une action publique pour réhabiliter Ali et dénoncer la stigmatisation des plus faibles. Voici un extrait de leur communiqué de presse : « Oui, mesdames et messieurs, nous sommes peut-être, à vos yeux, bêtes, sales et méchants, mais ce n’est pas une raison pour nous faire assumer la responsabilité de l’insécurité. C’est pour cela que nous vous invitons à une manifestation pacifique et apaisante, suivi d’un repas convivial pour prouver que notre monde et votre monde ne font qu’un. » Où se trouve la schizophrénie la plus dangereuse ? Du côté de ces « malades » capables de prendre la parole collectivement pour tenter de recoller les morceaux d’une ville gouvernée par la peur ? Ou du côté des décideurs qui prétendent associer aux festivités de 2013 les mêmes classes populaires que leur politique urbaine cherche à évincer ?