Techniques, les féministes
Savoir faire la Chignole !
Des granny’s squares en laine crochetée. Des étagères en acier. Des chansons à trois voix en occitan. Une charpente en bois, un film documentaire, et un en pellicule argentique. Des nœuds, des baudriers, des fair phones [portables éthiques] démontés. Des mots comme « axionométrie », « maille en l’air » et « façonnage ». Ça jargonne, ça bricole, ça rigole : nous sommes à la Chignole, festival féministe des savoir-faire techniques, qui s’est tenu du 20 au 28 avril à Marseille et alentours. Pour cette seconde édition, plus de cinquante activités se sont déroulées dans une trentaine de lieux : soudure, fabrication de cerf-volant, réparation de smartphone, autogynéco, joaillerie, mécanique auto et vélo… Le principe ? Chacun·e peut proposer des ateliers autour d’une multitude de pratiques, dans le but de transmettre des compétences techniques aux participant·es. L’évènement est en mixité choisie, aussi bien pour le public que pour l’organisation, et composé seulement de « meufs et de queers », comprendre : toute personne à l’exception d’hommes cisgenres hétérosexuels.
Jeudi 25 avril. Derrière les portes en métal de la Dar, un centre social autogéré du centre-ville de Marseille, on entend une ligne de basse un rien obsédante, entrecoupée d’éclats de rire. C’est la fin de l’atelier « initiation au mix », terminé depuis un bon quart d’heure, et au sein duquel les participant·es s’éternisent. Après avoir rangé quelques câbles, distribué des affiches aux couleurs de l’évènement, et débattu du menu de la soirée de clôture, une petite troupe d’organisatrices s’assoient autour d’une table pour nous raconter la genèse du projet. Une « chignole », c’est une perceuse à main, un outil pour percer des trous à la manivelle. « À l’origine, il y avait la Tenaille », rappelle Anaïs. Un autre outil qui désigne un festival similaire, mais à Montpellier, et qui a inspiré l’équipe. « On avait pas pu y aller, donc on a décidé d’en organiser un ici, à Marseille », se remémore-t-elle en souriant. Deux ans plus tard, le pari est réussi. Plus de sept-cents personnes – « 771, la dernière fois que j’ai regardé le tableur ! » précise Anaïs – se sont inscrites. « On est presque surprises de notre notoriété ! Mais en fait, c’est logique, ça se réalimente : les participant·es aux ateliers de l’année dernière en ont proposé de nouveaux cette année, et en ont parlé au boulot, à leurs proches », réagit Audrey.
« On voulait être accessibles à des profils diversifiés. Ne pas rester entre meufs blanches et trentenaires »
Victime de son succès, le festival n’a pas pu accueillir tou·tes les inscrit·es aux ateliers d’initiation, malgré les plus de 400 places disponibles. Aussi, iels ont été tiré·es au sort grâce à un algorithme concocté par les Montpelliéraines. « On voulait être accessibles à des profils diversifiés. Ne pas rester entre meufs blanches et trentenaires. Donc on a priorisé les inscriptions des personnes qui ne sont pas de notre milieu féministe gauchiste », continue Anaïs. « Et on a mis en place une garderie ! » fait remarquer Audrey. Rendue possible grâce à l’équipe d’orga d’une vingtaine de personnes, plongées dans des tableaux Excel et Discord depuis novembre – et surtout à tou·tes les bénévoles impliqué·es.
Alors qu’on interroge les liens entre féminisme et savoir-faire techniques, Azaël baisse sa longue perche surmontée d’un micro. Iel fait partie de l’équipe de l’atelier documentaire, qui écume la ville pour capter les différents moments du festival, et a décidé de filmer l’interview que les orgas donnent à CQFD. « Moi, on m’a toujours dit : le cinéma, t’en fera pas. Y’a combien de meufs et de queers à Cannes, déjà ? », fait-iel remarquer. La Chignole, c’est un premier pas pour contrer le manque de représentativité dans une série de métiers. « Et la légitimité ! Je suis technicienne lumière pour le spectacle vivant, et au boulot, je dois batailler pour m’imposer. On me dit tout le temps “Ah, tu t’en sors bien en fait”, sous entendu : pour une meuf jeune », interrompt Gabrielle, après avoir légèrement recadré la caméra. Et c’est surtout un entraînement pour se défaire des éducations genrées, pas vraiment encourageantes en termes de confiance en soi. « Ici, on est entourées de personnes qui rencontrent les mêmes barrières invisibles ! », sourit Clémi, aka Ultravitesse, à qui on doit le rythme endiablé du petit groupe initié à l’art des platines. « On est nombreuses à avoir galéré à apprendre ces compétences à l’origine. L’idée, c’est de donner cet espace à toutes les personnes qui, comme nous, peuvent être victimes de discriminations, y compris les mecs cis homosexuels », recontextualise Audrey. Et penser des façons de transmettre différentes. « Dans notre atelier corde, on a mis le paquet sur les normes, la législation, la sécurité et la réalité du métier, on ne voulait pas prendre le risque de transmettre des techniques dégradées. Mais on a aussi essayé de mettre l’accent sur le ressenti, de parler de l’appréhension du vide », raconte Victoria, une des cordistes ayant initié pas moins de dix personnes aux déplacements sur corde, et montré aux volontaires comment s’élever à plus de quatre mètres de hauteur.
« Lors de la première édition, on était beaucoup centré·es sur les techniques dites confisquées, très masculines, très BTP, très lourdes. Presque malgré nous, on avait évincé les savoir-faire connotés féminins, comme les artisanats d’art, le tricot, la céramique », détaille Magda, qui organise l’atelier boulangerie. Cette année, ces compétences dites « féminines » sont mises à l’honneur. Direction donc l’atelier crochet, où Marcelle est venue par curiosité. « C’est mieux qu’un tuto Youtube, il y a Zoé pour nous expliquer… », grimace-t-elle sans lever les yeux de son ouvrage. Autour de la table, les participant·es font des nœuds à des brins de laine, mais s’en font aussi au cerveau, absorbé·es par le nombre de mailles qu’iels forment avec des fils colorés. « La clé du crochet, c’est compter ! » sourit Zoé, un pull avec pas moins d’une quarantaine de points différents dans les mains. Dans la pièce d’à côté, à l’atelier dessin technique, les participantes sont studieusement penchées sur leurs feuilles, occupées à restituer à la règle et au crayon bien aiguisé le plan au centième de la pièce où elles sont réunies.
À la Chignole, on apprend et on transmet pour ce qui nous chante, et parce que ça nous plaît
Et si Amel, soudeuse et métallière de métier, est venue découvrir le dessin technique afin de préparer sa future formation d’accessoiriste, Valérie, retraitée, veut faire du crochet pour s’occuper les mains quand elle écoute la radio. À la Chignole, on apprend et on transmet pour ce qui nous chante, et parce que ça nous plaît.
La Chignole, c’est aussi une ode à la débrouille. L’initiation à la navigation a été maintenue, mais à quai, du fait des rafales à 70 km/h. « C’était atelier mistral, en fait », plaisante Virginie, qui a tout de même transmis quelques nœuds et la lecture de cartes maritimes. Du côté de l’atelier de found footage [images trouvées], on fait des films avec des bouts de pellicules argentiques récupérées d’anciens films. « L’idée, c’est de démocratiser à moindre coût une pratique de niche qui est en train de disparaître, et de faire du cinéma dans un cadre collectif, loin du modèle d’Hollywood », explique Malou, réalisatrice et animatrice de l’atelier. En plus d’être féministe, le festival interroge les pratiques productivistes. « Mon atelier, je précise toujours que c’est un atelier de boulangerie low-tech : on fait du pain au levain pétri à la main avec de la farine bio moulue au cylindre, cuit au feu de bois dans des fours open source ». Ce qui transforme aussi bien les savoir-faire transmis que le goût du pain, vendu en soutien à la Palestine. La classe, les féministes !
Cet article a été publié dans
CQFD n°230 (mai 2024)
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Paru dans CQFD n°230 (mai 2024)
Par
Illustré par Junie Briffaz
Mis en ligne le 20.05.2024
Dans CQFD n°230 (mai 2024)
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