Royaume-Uni : Working class zero
« Ce mois-ci, je dois choisir entre payer mon loyer et ma facture d’eau. » La ligne téléphonique pourrie qui vous relie à Fran, 25 ans, a au moins laissé sa colère intacte. C’est que la serveuse d’un de ces innombrables bars du quartier étudiant de Manchester, nord-ouest de l’Angleterre, est enchaînée depuis six mois à son contrat zéro heure, sans garantie de salaire fixe. Six mois de négociations permanentes avec son patron « pour demander plus d’heures » et voir s’évanouir, au bout du compte, la vie promise aux « gens qui travaillent dur » par les élites politiques de tous bords. Au XIXe siècle, les dockers londoniens attendaient chaque matin qu’un contremaître les fasse décharger les marchandises ; Fran, elle, attend chaque semaine le coup de fil qui l’enverra au turbin. « Il me faut entre 20 et 30 heures par semaine pour tenir, ajoute-t-elle. En dessous, ça devient quasi impossible. C’est très stressant, je me bats chaque semaine avec mon manager pour arriver, à la fin du mois, à payer mon loyer. »
Encadré par la loi sur l’emploi de 1996, l’usage du « zero hour contract » a pris des proportions pandémiques depuis 2008. Tandis qu’il stagnait à environ 150 000 personnes au lendemain de la crise financière, il a plus que quadruplé sous la coalition conservatrice de David Cameron pour concerner aujourd’hui environ 700 000 Britanniques. Les estimations de l’Office for national statistics (ONS) évoquent principalement des jeunes et des étudiants, répartis pour une écrasante majorité en Angleterre, lesquels seraient en outre contraints d’en cumuler plusieurs à la fois : l’institut établissait à 1,8 million le nombre de ces contrats en 2014. En 2013, The Guardian révélait que 90 % du personnel de McDonalds, plus grande franchise de fast food du royaume, roulait au contrat zéro heure. Ainsi le secteur de la restauration s’est-il pendant longtemps distingué comme le grand spécialiste des emplois précaires, mais ils concernent désormais aussi des métiers à plus hauts niveaux de qualification : éducation, santé, services sociaux et même l’industrie caritative.
« Ils se débarrassent de toi dès qu’ils le souhaitent »
La virulente éditocratie conservatrice semble avoir eu autant raison du Labour Party que de toute excroissance anti-libérale, et ce prototype de régression sociale s’est imposé à marche forcée. Il soulève désormais – tout au plus – des soupirs d’exaspération. À croire que le sacre de la « flexibilité » du travail ferait passer n’importe quelle paire de menottes pour un mal nécessaire.
« À l’époque, je ne savais pas ce qu’était un contrat zéro heure », explique Jack, 24 ans. Voilà quelques semaines qu’il a quitté son boulot dans une entreprise de nettoyage de Manchester… pour un autre, non déclaré. Après six mois de chômage, la pression de son « conseiller emploi » (Job Center) l’aurait précipité vers n’importe quel job. « En fait, on m’a fait signer un contrat en me disant : “Si on a des heures, on te les donnera.” Au début, je travaillais autour de 40 heures par semaine, ça se passait plutôt bien, mais j’avais remarqué que j’étais traité différemment de mes collègues en contrats fixes. Il y a toujours cette menace qui plane de ne pas te donner tes heures. Les managers te répètent en permanence que tu dois t’améliorer, “faire tes preuves”, et qu’ils finiront bien par te donner un contrat moins précaire. Ils m’ont endormi avec ça pendant 6 mois, et c’étaient les mêmes promesses vides pour tout le monde. Au bout d’un certain temps, ma relation avec mon supérieur s’est dégradée et il m’a fait comprendre qu’il ne voulait plus de moi. Les heures ont commencé à chuter, de 40 à 20, puis 10 par semaine. À partir de ce moment-là, j’ai commencé à galérer à payer mon loyer, mes factures, etc. C’était clairement une punition pour ne pas avoir de bonnes relations avec lui, un moyen de me mettre à la porte sans me virer. »
Le patronat peut donc disposer d’une main-d’œuvre exploitable à merci, et le salaire minimum (6,5 livres de l’heure, soit environ 9 euros) s’est généralisé en norme avec les contrats zéro heure. Sans compter que ni les congés payés ni les indemnités en cas de maladie ne sont garantis. Jack, lui, estimait être « bien payé ! 8 livres de l’heure… Mais pendant mon contrat, j’ai été hospitalisé 4 jours et je n’ai reçu aucune rémunération. Après ça, ils ont refusé de me faire revenir pendant quinze jours pour des questions d’assurance. Disgusting. »
Qu’importe ! La machine politico-médiatique persiste à remercier l’extrême flexibilité du travail pour avoir accéléré la chute du chômage à 5,7 %. Quelques semaines avant les législatives de mai dernier, les électeurs britanniques pouvaient, par exemple, voir un présentateur vedette de la BBC donner une leçon de morale à une députée travailliste : comment s’en sortiraient les étudiants pour financer leurs études sans ces petits jobs1 ? Même Edward Miliband, leader déchu du Labour Party qui dénonçait pourtant « des conditions de travail dignes de l’époque victorienne » avait refusé de bannir les contrats zéro heure, pour seulement en réduire la durée maximale.
Mythe de la flexibilité
En mai dernier, un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) démontrait le poids écrasant des contrats précaires dans la chute du chômage britannique, et leur impact sur la polarisation des revenus qui fait, petit à petit, disparaître la classe moyenne. La récente réélection des conservateurs, désormais débarrassés de leurs partenaires de coalition libéraux démocrates, a réduit à néant tout espoir de contrôle des contrats zéro heure. Ils ont seulement promis d’interdire les clauses d’exclusivité utilisées par certaines entreprises pour empêcher leurs salariés de cumuler plusieurs emplois. C’est donc sans surprise que, en avril dernier, le secrétaire d’État au Travail et des Retraites, Iain Duncan Smith, affirmait, telle une Marie Antoinette, vouloir les rebaptiser « contrats à heures flexibles ».
Seulement, « les contrats zéro heure sont plus inflexibles qu’aucun autre contrat, affirme Fran, la jeune serveuse de Manchester. C’est-à-dire que tu ne peux rien prévoir à l’avance, ni un week-end, ni tes vacances, parce que tu dois être disponible 7 jours sur 7. C’est scandaleux que les politiciens répètent que cette pseudo-flexibilité avantage les employés : c’est exactement l’inverse. On s’imagine que ces contrats sont plutôt bénéfiques parce que tu te retrouves avec du temps libre en journée, mais en fait tu dois te tenir prêt à aller au travail dès que ton manager t’appelle. Cette flexibilité, c’est une blague. Ce dont j’ai besoin, c’est de savoir quand je travaille et quand je ne travaille pas, à l’avance ! Avec ce genre de contrat, c’est quasi impossible, il donne juste le droit à ton boss de se débarrasser de toi dès qu’il le souhaite. » En contrepartie ? « Rien. »
Alors que les conservateurs s’apprêtent à réduire les dépenses sociales de 12 milliards de livres d’ici 2018, une enquête de l’association Citizens Uk démontrait en avril dernier que la culture du bas salaire fait débourser chaque année 11 milliards de livres à l’État en allocations de travail. La violence déployée à l’encontre des classes populaires et les privilèges accordés aux plus riches sont quotidiennement masqués derrière la « lutte contre la fraude aux allocations sociales » et un discours politique de plus en plus xénophobe. Cinq années supplémentaires de gouvernement Cameron, tout aussi radical que la Dame de fer, n’augurent rien de moins qu’une catastrophe sociale organisée.
1 La dette moyenne d’un diplômé britannique pour rembourser ses études s’élève à 40 000 livres, soit environ 60 000 euros.
Cet article a été publié dans
CQFD n°133 (juin 2015)
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Paru dans CQFD n°133 (juin 2015)
Par
Illustré par Rémy Cattelain
Mis en ligne le 22.07.2015
Dans CQFD n°133 (juin 2015)
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29 juillet 2015, 10:35
Ca existe aussi dans le public en France avec un contrat de 200 heures maxi (après, ça bascule en CDD mais il faut parfois insister beaucoup pour l’avoir avec représailles l’année suivante...), par exemple pour faire de la formation en CFPPA. Même chantage du chef, des heures de cours à préparer au dernier moment, difficultés à faire valider toutes les heures, payées à la fin du mois suivant. Si maladie, les heures ne sont pas réalisées, donc pas payées, et bien sûr aucune vision à court, moyen ou long terme.