Réfugiés : Un incubateur de mode contre les migrants de la Chapelle

Pour repousser les migrants, Paris n’a pas besoin de barbelés tueurs comme à Calais, de murs militarisés comme en Hongrie, de néo-nazis comme en Allemagne ou de lois punitives comme en Grande-Bretagne : marketing politique et spéculation immobilière font l’essentiel du boulot. L’ancienne caserne des pompiers occupée en juin par les migrants de la Chapelle aurait pu devenir une Maison des réfugiés : la mairie de Paris préfère y installer un "incubateur de la mode".

Le cœur sur la main, du déodorant plein la bouche. Pour faire le gentil, Bruno Julliard a toujours été l’homme de la situation. Ce lundi 3 août, l’ex-leader étudiant recyclé premier adjoint à la maire de Paris se surpasse. Devant les journalistes conviés à l’Hôtel de Ville, il explique que les migrants en lutte qui occupent depuis quatre jours un lycée désaffecté place des Fêtes – après avoir enduré pendant deux mois une effarante campagne d’évacuations, de traque et d’enfumage à travers les rues du quartier de La Chapelle1 – n’inspirent qu’amour et compassion aux édiles parisiens. « Ces migrants ont, au péril de leur vie, traversé le Sahara, la Méditerranée, ils ont fui la guerre en Afghanistan, au Soudan ou, pour les érythréens, une dictature sanglante  : la France, mais surtout Paris, leur doivent l’hospitalité et l’accueil », déclame-t-il.

Par L.L. de Mars.

Matraque en feuilles de rose

Cette fois, promis, on ne les expulsera pas à coups de trique et de lacrymos, contrairement à ce qui s’est passé le 8 juin dans la rue Pajol. On ne les éparpillera pas non plus dans des hôtels Formule 1 paumés sur des bords de nationale, avant de les recracher à la rue après trois ou quatre nuits, comme cela s’est vu récemment  : « Nous avons choisi le dialogue et notre méthode porte ses fruits. D’abord recenser les personnes, puis leur proposer un hébergement d’un mois, quelle que soit leur situation. »

Soudain, grabuge dans la salle  : une militante du collectif de soutien aux migrants de La Chapelle, infiltrée dans l’assistance et excédée par ce numéro de vendeur d’aspirateurs, tente de prendre la parole. Embarquée par les gros bras de la mairie, elle attendra la fin de la conférence de presse sous bonne garde dans le local de la sécurité, au sous-sol.

Les journalistes, eux, sont conquis. Celle du Monde saluera un « discours généreux », en regrettant seulement que celui-ci « se heurte à la pénurie des places d’hébergement ». Opération de com’ réussie, donc. Mais aussi aveu de nullité politique  : la stratégie consistant à repousser les migrants de La Chapelle hors de la « première ville touristique du monde » en disloquant leur collectif par tous les moyens policiers et « humanitaires » disponibles, est tombée sur un os. Elle s’est heurtée non pas à un manque de surface habitable, abondante à Paris, mais à la résistance obstinée des indésirables.

La gentrification, arme de poing

Depuis que leur exode défraie l’actualité, les migrants qui ont réussi à sauver leur peau et à poser un pied en Europe sont généralement considérés comme un « problème », plus rarement comme des victimes, jamais comme des sujets politiques capables de s’organiser pour défendre leur dignité. Les forçats de l’exil peuvent aussi représenter une force de lutte. Force fragile, vulnérable, rompue aux pires épreuves qui soient, mais avec laquelle il faut compter.

On sait à quels obstacles ils se cognent aux portes de l’Europe – murs, clôtures, barbelés « concertina » (garnis de lames de rasoirs), police, armée –, et au sein même de sa forteresse, lorsqu’ils parviennent à y pénétrer. Comme dit Omar, jeune Soudanais aux yeux rieurs  : « Quand on arrive en Europe, les premiers mots qu’on apprend, ce n’est pas bonjour ou merci, c’est Dublin [du nom de la convention européenne qui restreint les possibilités de demande d’asile], Schengen, rétention, expulsion. »

Le mouvement de La Chapelle a cependant ceci de particulier qu’il s’enracine dans une ville hostile non seulement aux migrants, mais aux pauvres en général. Ce n’est pas un hasard si le quartier dans lequel ils revendiquent leur présence leur a fait plutôt bon accueil  : le bastion populaire de La Chapelle n’a pas encore rendu les armes face à l’inexorable gentrification du Nord-Est parisien. Petit à petit, cependant, la spéculation ronge son tissu social et donc sa capacité à apporter aide et solidarité aux migrants à la rue. Le jour où les consultants en marketing friands de tapas sans gluten se seront emparés du quartier, il est à craindre que les luttes telles que celles-ci appartiendront au passé.

« Plateforme d’innovation » et « co-working »

La mairie de Paris joue de ce processus avec une prodigieuse sournoiserie. Exemple frappant, le sort réservé à la caserne des pompiers de Château-Landon. Le 11 juin, une centaine de migrants accompagnés de leurs soutiens avaient fait intrusion dans cette immense bâtisse haussmannienne inoccupée depuis 2005. Un lieu idéalement adapté à leur revendication : disposer d’un espace collectif pour l’accueil des migrants arrivant dans la capitale ou transitant par elle. Sa proximité avec la gare du Nord, étape-clé sur le parcours de nombreux exilés, rendait ce choix d’autant plus opportun. Un espace du même genre est prévu à Berlin ; pourquoi pas à Paris, « ville monde et ouverte » selon l’expression de sa maire, Anne Hidalgo ?

Ce n’est pas une mince affaire de tenir une occupation quand on chancelle de fatigue. En l’espace de neuf jours, les réfugiés de Château-Landon venaient de subir pas moins de trois expulsions policières dans le périmètre de La Chapelle  : le 2 juin sous le pont du métro aérien, le 4 juin sur le parvis de l’église Saint-Bernard, le 9 juin sur l’esplanade de la rue Pajol. À chacune de leurs tentatives pour se poser sur un bout de bitume a répondu l’implacable détermination de la Ville et de la préfecture à faire place nette et à disperser les intrus en banlieue. « Dialogue » et « hospitalité », comme dirait le monsieur pâte molle de la mairie. L’occupation a donc été brève : sous la menace des CRS et le baratin d’élus communistes adeptes du « bon sens », les migrants, à bout de forces, ont fini par quitter les lieux dans la nuit. Ce qui n’a pas empêché leur lutte de reprendre de plus belle dès le lendemain.

Mais voici que, deux semaines plus tard, rebondissement  ! Le 29 juin, le Conseil de Paris adopte une délibération prévoyant la transformation de l’ancienne caserne de Château-Landon en un… « incubateur de la mode ». Une Maison des réfugiés ? Même pas en rêve. Incubons plutôt une « plateforme d’innovation » dédiée à la sape, avec des « ateliers de jeunes créateurs, des espaces de co-working et des espaces mutualisés, des salles de réunions, un lieu dédié aux manifestations et défilés de mode », pour reprendre le techno-jargon de la Régie immobilière de la Ville de Paris (RIVP), porteuse du projet. « Co-working », on suppose que la formule a fait meilleure impression sur les élus socialistes et communistes – unis dans un même vote approbateur – que son équivalent français, « travail collectif », qui sent un peu la sueur et le kolkhoze. Comme rempart contre ces diables de migrants, le créateur de mode est assurément plus efficace que le CRS. Plus sympa pour les touristes, aussi.

Les grands voyageurs lessivés qui, demain, débarqueront dans la capitale ne manqueront pas de converger encore à La Chapelle, rendez-vous informel dont le nom circule déjà comme un talisman à l’étranger. La mairie n’est donc pas au bout de ses peines, même si elle gagne chaque jour en ingéniosité. Le 29 juillet, après avoir délogé une nouvelle fois les migrants de la rue Pajol, elle installait un manège pour enfants sur leur ancien coin d’esplanade, histoire de les empêcher de s’y réinstaller. Des chevaux de bois en guise de mur anti-migrants  : l’imagination des socialistes parisiens est décidément étourdissante.


1 Lire « L’invraisemblable guerre d’invisibilité contre les migrants de la Chapelle » sur le site http://www.quartierxxi.org/ et le blog de La Chapelle en lutte sur Mediapart.

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