Violences policières racistes
« On est toujours assignés au statut de colonisés »
Dans la nuit du 25 au 26 avril, un homme se jette dans la Seine pour échapper à des policiers. Ils le repêchent et l’arrêtent. En cheminant vers le panier à salade, les agents se bidonnent sec : « Il sait pas nager. Un bicot comme ça, ça nage pas », lance l’un d’eux. « Ça coule, t’aurais dû lui accrocher un boulet au pied », lui répond un collègue. Rires. La vidéo, captée par un habitant de l’Île-Saint-Denis (93) est éloquente de racisme – le « bicot » est égyptien. Et de violence : une fois l’homme dans le fourgon de police, on l’entend pousser des cris de terreur et/ou de douleur. Les cognes, eux, continuent de rire.
Quinze jours plus tard, le 11 mai, c’est sur l’Île-Saint-Denis qu’a eu lieu la première importante manifestation post-confinement contre les violences policières. Entretien avec un des organisateurs, le militant antiraciste Omar Slaouti, membre notamment du Collectif du 10 novembre contre l’islamophobie et du collectif Vérité et justice pour Ali Ziri1.
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« Un bicot, ça nage pas ». Cette phrase évoque le massacre du 17 octobre 1961, quand des policiers avaient jeté des manifestants algériens dans la Seine…
« Bien sûr, ça renvoie à Maurice Papon2 et à toute la charge colonialiste et de déshumanisation qui lui est consubstantielle à l’époque. Tout le monde connaît cette histoire-là. Mais ça renvoie aussi à une autre dimension qu’on a tendance à occulter : ce qu’est le racisme aujourd’hui dans la police française – et d’où il vient.
Une partie de l’histoire de la police est en lien avec l’histoire coloniale, tant et si bien qu’il existe en son sein un ensemble d’impensés coloniaux ou néocoloniaux. C’est l’idée qu’il y a des individus qui sont dans un rapport d’altérité. Ce sont des autres : ils n’ont pas de raison d’être ici et ils ne doivent pas disposer des mêmes droits que celles et ceux qui sont considérés comme des nationaux – ou plutôt considérés comme légitimes à être des nationaux, parce que dans ce pays, la plupart des personnes arabes et noires sont françaises.
Autrement dit, on est toujours assignés à ce statut de colonisés, c’est-à-dire de sous-humanité. »
En ce qui concerne les violences policières racistes, un déni officiel persiste. Dernier exemple en date : quand l’actrice et chanteuse Camélia Jordana parle à la télé « des hommes et des femmes qui vont travailler tous les matins en banlieue et qui se font massacrer pour nulle autre raison que leur couleur de peau », Christophe Castaner condamne tout de suite ces propos. La France officielle continue de se voiler la face…
« La France pratique des injustices raciales qui relèvent de la responsabilité d’État – on ne parle pas du racisme individuel, mais d’un racisme qui émane d’autorités étatiques. Et non seulement la France officielle légitime des pratiques racialistes et racistes à l’égard des habitants des quartiers populaires parce qu’arabes et noirs, mais en plus, quand ces derniers disent “Nous sommes victimes”, on leur répond “Vous mentez et vous insultez l’État français”.
Ce déni est récurrent. Ce qui vient de se passer avec Camélia Jordana, c’est exactement ce qui s’est passé lorsque l’État a été condamné pour contrôles au faciès et que Manuel Valls, Premier ministre à l’époque, a décidé de faire appel de cette condamnation. D’ailleurs, il a perdu une deuxième fois en appel3.
Même quand ce sont des chercheurs du CNRS qui font état de contrôles au faciès, on a toujours un déni de ceux et celles qui nous gouvernent. »
Ce déni n’est pas l’apanage des sphères dirigeantes et policières. Dans l’espace médiatique, un phénomène est frappant : les journaux français n’ont aucun mal à dire qu’il y a aux États-Unis un problème racial de violence policière. Mais quand il s’agit de dénoncer cette réalité ici, il n’y a plus grand monde…
« Ça tient au fait que la France a construit un roman national, un mythe. Elle a fabriqué un imaginaire qui fait d’elle le pays des droits de l’Homme avec une dimension universaliste qui rayonne partout dans le monde. Et cette conception fait qu’il y a un déni des réalités qui va à l’encontre de cette idée totalement fantasmatique de ce qu’est la France. On ne peut pas être à la fois “le pays des droits de l’Homme” et un pays où les hommes sont déniés dans leur qualité d’être humain parce qu’arabes, noirs, roms ou juifs.
Ce déni a un aspect historique – sur la responsabilité de l’État français quant au génocide des juifs durant Seconde Guerre mondiale ou au niveau impérialiste dans un ensemble de génocides à l’échelle mondiale. Il a aussi une face actuelle, par exemple quand des migrants meurent en Méditerranée parce que des lois sont votées en France pour faire la chasse aux sans-papiers, les empêchant de fuir les désordres du monde que la France a en partie causés. Alors évidemment, ce déni se retrouve aussi dans ces violences policières à caractère raciste.
Autre exemple : le Covid. Des études américaines et anglaises montrent clairement que ce virus tue particulièrement les personnes racisées d’en bas : les Noirs ou les Hispanos aux États-Unis, les Pakistanais, les Noirs ou les Indiens en Angleterre. Ce sont les soubassements structurels du racisme qui font que cette maladie touche prioritairement certaines populations. Et ici ? En Seine-Saint-Denis ou par exemple dans ma ville, Argenteuil, dans le Val-d’Oise, on constate une surmortalité. On sait pertinemment que ce sont des territoires où vivent beaucoup d’Arabes et de Noirs… Aux États-Unis et en Angleterre on reconnaît cette relation-là, mais dans le cas français on la nie. »
Le 11 mai, vous avez coorganisé une des premières manifestations du déconfinement à l’Île-Saint-Denis. Pourquoi c’était important de faire ce rassemblement là-bas ?
« Il fallait que cette manifestation ait lieu dans un cadre qui dénonce l’ensemble des oppressions et des injustices. Et il se trouve que les quartiers populaires les ont concentrées.
Ce sont les quartiers où il y a le moins de structures sanitaires, où sont concentrés les pauvres – et notamment les Arabes et les Noirs. Ce sont des espaces qui ont été surcontrôlés par la police, non seulement en nombre, mais aussi en “qualité” : les contrôles se sont traduits par une explosion de violences.
Dans ces quartiers vivent beaucoup des fameux “derniers de cordée”, qui sont à la fois mal payés et en même temps font partie des premières et des premiers touchés par le Covid. Les caissiers, les ouvriers et toutes celles et ceux qui se sont retrouvé.es en première ligne pour faire les travaux de ce qu’on appelle en anglais le care, c’est-à-dire les soins aux personnes, par exemple à l’hôpital ou auprès des personnes âgées.
L’idée de la manifestation, c’était de dénoncer tout ça ; voilà pourquoi elle devait avoir lieu dans un quartier populaire. Et plus particulièrement à l’Île-Saint-Denis, après les propos tenus par les policiers fin avril, notamment la phrase du “bicot qui sait pas nager”. »
Elle s’est passée comment, cette manifestation ?
« On avait prévu de constituer une chaîne humaine, en respectant la distanciation, les masques, etc. Mais finalement la police nous a empêchés de la faire. Au contraire, elle nous a ramassés, nassés sur quelques dizaines de mètres carrés. On a fini par se retrouver pressés les uns contre les autres… Autrement dit, Castaner a fabriqué un cluster. »
Des Gilets jaunes étaient aussi présents ce jour-là. Il semble que la férocité policière subie par ce mouvement a quelque part permis une prise de conscience de l’existence des violences policières chez une partie de la population blanche qui n’y avait jamais été confrontée. Est-ce que cette nouvelle réalité fait que vous, militants des quartiers populaires, vous sentez moins seuls dans votre lutte face à ces violences policières ?
« On a un problème récurrent : quand des Noirs et des Arabes disent qu’il y a une injustice, puisqu’ils subissent un ensemble d’oppressions parce qu’ils sont noirs et arabes, ce n’est jamais bien compris. Ça a été le cas pour les contrôles au faciès : nous on savait depuis très longtemps que ça existait, mais il a fallu que ce soit des chercheurs du CNRS qui le disent pour que ce soit acté.
Que des Gilets jaunes se fassent frapper pour ce qu’ils font, c’est pour nous désastreux. Et en même temps c’est vrai que ça a permis une prise de conscience de ce que sont les violences policières. En 2015, tout le monde voulait “embrasser un flic”. Après, quand les gens ont pris des coups de matraque, la relation d’amour a été plus compliquée...
On se félicite bien sûr que des Gilets jaunes se retrouvent dans les combats des quartiers populaires – et réciproquement : je tiens à rappeler que dans les quartiers populaires aussi il y a des ronds-points qui ont été tenus. Il ne faut pas croire que ce mouvement n’a été que celui de la France rurale. On subit tous la même merde : nos quartiers sont déshérités du point de vue des structures sanitaires, des hôpitaux, et c’est vrai aussi pour la ruralité. Nos luttes sont en rapport les unes avec les autres et c’est important qu’on puisse se retrouver.
En ce qui concerne les violences policières, les ressorts ne sont pas les mêmes ; il y en a qui se font frapper pour ce qu’ils sont, d’autres pour ce qu’ils font ; mais peu importe : le goût de la matraque n’est jamais bon. »
1 Ouvrier à la retraite, Ali Ziri est décédé en novembre 2009 après une arrestation violente à Argenteuil.
2 Préfet de police de Paris en 1961. Il avait déjà sévi en Gironde pendant la Seconde Guerre mondiale, en participant à la déportation de Juifs. En 1997, il sera condamné à dix ans de prison pour complicité de crime contre l’humanité.
3 Après avoir perdu en première instance, cinq personnes avaient réussi en 2015 à faire condamner l’État par la cour d’appel de Paris pour des contrôles d’identité discriminatoires. En 2016, la Cour de cassation a définitivement confirmé cette condamnation dans trois des cinq cas.
Cet article a été publié dans
CQFD n°188 (juin 2020)
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Paru dans CQFD n°188 (juin 2020)
Par
Illustré par Étienne Savoye
Mis en ligne le 07.06.2020
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