Guerre en Ukraine : deuxième hiver

« Notre principal problème, ce n’est pas l’inflation, c’est la mort »

En octobre, Marseille accueillait une militante du réseau anti-autoritaire Solidarity Collectives pour parler de la guerre en Ukraine. L’occasion de revenir sur leurs activités et la situation des combattant·es libertaires à l’approche de l’hiver.
Illustration de Pirrik

Elle a beau être passée au second plan dans les médias ces derniers mois, la guerre en Ukraine continue de faire rage depuis l’invasion du pays par la Russie en février 2022. En avril de la même année, CQFD publiait un dossier sur le sujet, où l’on essayait notamment de comprendre comment s’organisaient les résistances locales des camarades libertaires du réseau Operation Solidarity1. Des dizaines de milliers de victimes et des centaines de milliers de déplacé·es plus tard, les incursions respectives ouvrent des fronts, en ferment d’autres, et la guerre s’éternise.

Quant au groupe de bénévoles initialement rassemblés sous le nom d’Operation Solidarity, il a été rebaptisé Solidarity Collectives. Sa mission : soutenir des initiatives diverses, en coordonnant par exemple un réseau logistique européen pour acheminer du matériel ainsi que des partenariats avec d’autres projets militants ailleurs dans le monde ; en travaillant main dans la main à l’échelle nationale avec les syndicats, des groupes militants et les institutions dans les zones proches du front ; et surtout, en apportant une aide (humaine, matérielle et financière) à près d’une centaine de combattant·es volontaires réparti·es dans « plusieurs petits groupes de camarades anarchistes et antifascistes intégrés dans la défense territoriale, l’armée régulière et les unités de volontaires »2. Alors qu’un rude hiver s’annonce, une de ses militant·es est venue en octobre au centre social autogéré la Dar, à Marseille, pour parler de leur situation, faire du lien et récolter fonds ou matos.

Quelles sont les actions de Solidarity Collectives ?

« Nous avons trois domaines d’activités : soutenir les combattant·es de notre réseau qui sont sur le terrain, aider les civils et informer. Cela implique de fournir à nos combattant·es ce dont ils ont besoin (habits adaptés, protections et gilets pare-balles, lunettes de visions nocturnes, drones, voitures, médicaments…) et d’aider financièrement et matériellement les volontaires internationaux qui n’ont pas de famille sur place et ne touchent pas de solde, contrairement aux soldat·es ukrainien·nes officiellement engagé·es dans l’armée. Concernant les civils, mes camarades mettent en place des tournées plusieurs fois par mois dans des petites villes ou des villages près du front pour apporter de l’aide. Enfin, on essaie aussi d’être actif·ves sur la communication, en publiant régulièrement des photos ou des vidéos pour montrer ce qu’on achète avec les dons, en faisant des reportages vidéo, en donnant des interviews et en organisant des tournées dans toute l’Europe pour que l’on n’oublie pas que la guerre est toujours en cours et qu’on a besoin de soutien. En plus de ça, on essaie de développer d’autres activités, comme le soutien aux combattant·es de retour du front, mais malheureusement nous n’avons pas les ressources nécessaires. »

Quelle est la situation des combattant·es du réseau sur le terrain ?

« Certain·es se battent au front, d’autres – s’ils ou elles ont le choix – s’investissent dans le soutien logistique ou l’encadrement des volontaires. Le degré d’engagement est variable et dépend aussi de chacun·e, car la guerre met à mal nos ressources physiques et mentales. À l’intérieur de notre réseau, on partage un même constat : face à l’invasion russe, nous devons nous battre d’une manière ou d’une autre, chacun·e en fonction de ses capacités. On a aussi la chance d’accueillir beaucoup de camarades étranger·es, en grande partie de Biélorussie, ou encore de Russie et d’Europe de l’Est. Mais actuellement, la situation est très difficile et malheureusement plusieurs de nos camarades sont mort·es au combat. »

Lors de ta présentation, tu as parlé d’équipes de soignants bénévoles internationaux, et de reconnaissance aérienne. En quoi leur engagement anarchiste influe-t-il sur leurs pratiques sur le terrain ?

« Malheureusement, un des médics a été brutalement tué par des soldats russes il y a quelques semaines. Et son binôme a quitté le front pour s’engager dans la gestion des soins post-traumatiques. L’autre groupe, qui fait de la reconnaissance aérienne, tente de créer un réseau de communication pour que les membres du réseau n’aient pas besoin de passer par un commandement central et puissent fonctionner de manière horizontale sur le terrain.

« On peut être engagé dans une guerre et avoir un fonctionnement plus humain »

L’équipe est libre de ses choix dans la prise de décision, spécialement pour ce qui est de définir les tâches et objectifs, et décider ce qu’il est mieux de faire. On peut être engagé dans une guerre et avoir un fonctionnement plus humain. Cela a contribué à changer l’opinion publique et à casser certains clichés et préjugés. Les femmes sont aussi courageuses que les hommes et tout aussi capables de se battre pour celles et ceux qui ne peuvent pas le faire. »

Cet été, on a appris la mort d’Ilia, dont on parlait dans notre dossier d’avril 2022…

« Dmitry Petrov, aussi appelé Ilia Leshy, et deux autres camarades sont morts en avril à Bakhmout, un des pires endroits du front. Lui venait de Moscou et ne se battait pas seulement pour notre sécurité, mais pour un autre projet de société, dans l’espoir de réunir toujours plus de personnes autour d’une vision du monde anti-autoritaire3. Sa mort a été suivie d’une période très triste, très difficile pour le collectif. C’est dur à expliquer. Nos vies ont été complètement bouleversées par la guerre, on n’a pas le temps pour faire son deuil parce qu’on doit continuer à se battre. Certain·es camarades ne peuvent pas se rendre aux funérailles, alors chacun·e doit trouver sa manière de faire avec.

« Quand elle ne nous tue pas, la guerre nous vole notre santé physique et mentale »

Personnellement, c’était un des pires moments pour moi. Ce qui est fou, c’est que tu ne perds pas seulement un camarade : tu te fais à l’idée que tu vas en perdre d’autres car la guerre continue et personne ne sait ce qu’il va se passer. Et quand elle ne nous tue pas, la guerre nous vole notre santé physique et mentale. Tout ce qu’on peut faire pour nos combattant·es, c’est essayer de leur apporter tout ce dont iels peuvent avoir besoin, tout en essayant de prendre soin les un·es des autres. »

Après les attaques du Hamas le 7 octobre, le président ukrainien Zelensky a affirmé son soutien à Israël alors que Tsahal envahissait Gaza…

« On nous pose souvent la question de ce qu’on pense de ce que Zelensky dit ou fait, mais en vrai nous l’écoutons moins que ce que vous pouvez croire, c’est très éloigné de nos réalités. Après, le soutien à Israël est assez large en Ukraine au niveau de l’État, des médias comme de la population. Que ce soit parce que l’Occident soutient aussi bien l’Ukraine qu’Israël et qu’il faut suivre, ou – dans l’autre sens – parce que le Hamas est soutenu par la Russie et l’Iran4 et qu’il se situe donc dans le camp ennemi. Côté population, les photos des massacres du Hamas du 7 octobre ont eu beaucoup d’écho, notamment parce que cela rappelait ce qui s’est passé à Irpin et Boutcha5, ou dans beaucoup de villes de l’ouest de l’Ukraine. »

Comment vous soutenir ?

« Nous avons méchamment besoin d’argent. Cette guerre aujourd’hui est moins médiatisée, et nous avons toujours moins de soutien. Dans plusieurs villes d’Europe, des groupes s’organisent pour récolter le matériel dont nous avons besoin et nous l’envoyer : nourriture lyophilisée, sacs de couchage, habits chauds (et des habits en général, tailles adultes et enfants), des couvertures et des serviettes… La solidarité est aussi nécessaire au niveau médiatique. Parfois des médias ou organisations politiques font des déclarations critiques par rapport à nos combats sans même recueillir notre point de vue6. Nous sommes des individus. On vit ici, on est pris dans cette guerre, nous perdons nos proches. Notre principal problème, ce n’est pas l’inflation, c’est la mort. »

Propos recueillis par Jonas Schnyder

Pour en savoir plus : solidaritycollectives.org


3 Voir la lettre d’adieu de l’autrice : « In memoriam Dmitry Petrov », site d’Academia (07/05/2023).

4 L’Iran n’apporte pas seulement à la Russie un soutien politique mais aussi militaire, notamment au moyen de son redoutable drone kamikaze Shahed 136, dont il lui aurait livré plusieurs milliers d’exemplaires depuis le début de la guerre en Ukraine.

5 En février-mars 2022, dans la région de Kyiv, les batailles d’Irpin et de Boutcha donnent lieu au massacre de centaines de civils par l’armée russe.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°225 (décembre 2023)

Dans ce numéro de décembre, on essaie de faire entendre des voix Palestiennes tout en s’interrogeant sur l’information en temps de guerre. Sinon, on donne des nouvelles des anarchistes ukrainiens, on suit aussi des familles roms installées à Marseille et qui trimballent leurs vies d’expulsion en expulsion, on s’interroge sur l’internet militant, on décortique la loi Immigration du grand méchant fourbe Darmanin et on regarde BFM dans un kebab de Morlaix, munis d’un sac à vomi.

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