Théâtre de la folie
Né le jour des figues
Librairie Transit, à Marseille, un soir d’avril. Naéma Boudoumi fait lecture de l’histoire de son père, consignée dans un livre : La Nuit des figues. Une « réflexion sur l’exil et la folie ». À ses côtés, Lotfi Nia, traducteur du texte en arabe algérois, lui donne la réplique. « En mangeant sa langue j’ai avalé la mienne. Je ne pourrai plus jamais parler la langue de mon grand-père. Je venais d’un pays… » Azzedine B. revient à lui par la bouche de sa fille. Il dit avoir mangé son grand-père dans un sandwich : il avait trop faim.
Ce qu’on présente là est un livret publié en mars dernier par Le Port a jauni, maison marseillaise spécialisée dans l’édition bilingue français-arabe. « Pas forcément pour encourager un échange culturel ou un apprentissage, mais pour faire se frotter deux langues qui se côtoient en s’ignorant », explique Mathilde Chèvre, l’éditrice.
Avec simplicité, Naéma transmet un désarroi, une détresse qu’elle refuse de laisser sombrer dans le pathos. « Avec mon père, on plaisante de ses délires. L’imaginaire et les visions transcendent la douleur. La poésie est un début de rémission. »
La pièce de théâtre1 que Naéma Boudoumi a d’abord montée à partir de cette histoire intime est pleine d’animaux et de décors aux proportions chamboulées par… Quoi ? La tristesse, la dépression, l’anxiété ? « Docteur Mouche pond son traitement sur la plaie de monsieur B. » : « Selon nos critères habituels, maniaco-dépressif, mais il se pourrait qu’il soit simplement algérien. Nous ne sommes pas anthropologue. Traitement : Haldol. »
Dans le livre, les illustrations de Zoé Laulanie, qui embrassent la calligraphie arabe, se substituent au décor. Mathilde vante son art qui « crée des espaces entre texte et dessin, pour permettre à l’imagination du lecteur de s’y engouffrer ».
Naéma, femme de théâtre, travaille avec un jeune public qu’on dit non averti. Quand elle parle, on dirait qu’elle écoute encore. Son père voyage dans cette Nuit des figues qui fait écho au déracinement. Il a marché longtemps et on l’entend désirer une bonne vie. « Une vie de pomme, simple, sucrée. »
1 Intitulée Daddy papillon.
Cet article a été publié dans
CQFD n°209 (mai 2022)
Dans ce numéro de mai promettant de continuer à « mordre et tenir », un dossier de douze pages sur le murs tachés de sang de la forteresse Europe, avec incursion au nord de la Serbie. Mais aussi : un retour sur les racines autoritaires de la Ve République, une dissection des dérives anti-syndicalistes de La Poste, un panorama de la psychanalyse version gauchisme, une « putain de chronique » parlant d’amour, un éloge du piratage de France Inter, des figues, des utopies, des envolées…
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Paru dans CQFD n°209 (mai 2022)
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Mis en ligne le 12.01.2023
Dans CQFD n°209 (mai 2022)
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