Au cinéma
L’impossible résistance d’une favela lisboète
Huit ans de maison de correction, c’est long. Spira y était entré enfant, il en ressort presque homme. Le voilà de retour dans son quartier, la Reboleira, périphérie désargentée et immigrée de Lisbonne. Immigration postcoloniale : ici, tout le monde – ou presque – est noir ou métis. Les seuls blancs qu’on aperçoit sont le curé, les employés municipaux et les flics.
Le retour de Spira ne plaît guère à Kikas, un gros dealer du quartier. Le cycle de provocations et de vengeances qui les oppose dans un crescendo fatal sert d’intrigue au film. Mais le véritable sujet du réalisateur Basil da Cunha, c’est le quartier lui-même. Ses personnages, leurs visages (magnifiquement filmés, de près), les maisonnettes mignonnes mais moisies. Surtout, ce détonnant mélange de cruauté et d’humanité, de solidarité et d’agressivité, d’ennui et de danses, de mal-être et de félicité, d’envie de partir et de volonté de rester. Même au cœur de la mouise, a-t-on le droit de rêver ? Oui, répond résolument le film, versant un instant dans l’onirisme.
Mais dans cette fiction qui confine souvent au documentaire (notons que la plupart des acteurs, non professionnels, sont des habitants du quartier), la froide réalité sociale n’est jamais bien loin. « Les gars, vous sentez cette odeur d’ordures qui plane dans l’air ? » demande Spira aux deux compères avec qui il tient un spot de deal. Réponse : « La mairie n’a pas ramassé les poubelles depuis deux mois… »
Les autorités veulent faire place nette : une à une, les maisons sont vouées à la destruction. À la place, on construira des immeubles. Et on passera de l’enfer du bidonville à celui des grands ensembles. La violence la plus forte, elle est sans doute là, dans ces décisions politiques lointaines qui actent la fin d’un type d’habitat, d’un mode de vie, d’une façon de former communauté. « On ne fait qu’obéir aux ordres », se défend un flic invectivé par un habitant un jour de démolition. « Aux ordres de qui ? » — « Ça, on ne sait pas. » — « Vous détruisez une maison et vous ne savez même pas qui a donné l’ordre ?! »
Demain, c’est la maison de l’amoureuse de Spira qui doit y passer. Est-ce que ça brûle bien, un bulldozer ?
O Fim do Mundo, de Basil da Cunha, 1 h 47.
Cet article a été publié dans
CQFD n°209 (mai 2022)
Dans ce numéro de mai promettant de continuer à « mordre et tenir », un dossier de douze pages sur le murs tachés de sang de la forteresse Europe, avec incursion au nord de la Serbie. Mais aussi : un retour sur les racines autoritaires de la Ve République, une dissection des dérives anti-syndicalistes de La Poste, un panorama de la psychanalyse version gauchisme, une « putain de chronique » parlant d’amour, un éloge du piratage de France Inter, des figues, des utopies, des envolées…
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Paru dans CQFD n°209 (mai 2022)
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Mis en ligne le 13.05.2022
Dans CQFD n°209 (mai 2022)
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