Carnaval : Le monde deux fois à l’envers ?
Montpellier : Comment interdire ce qui l’est déjà ?
Longtemps organisé par la mairie ou un comité carnavalesque, le carnaval de Montpellier s’est fait étudiant dans les années 1980. 1990, c’est l’année où le défunt G.Frêche, le proconsul de Septimanie, a prononcé sa mise à mort après une nuit passablement agitée. Mais c’était sans compter les groupes possédés de l’esprit de Carnaval...
Faisant fi des troubles à l’ordre public, vitrines cassées et façades barbouillées, Carnaval est réapparu en 1995. Et même Midi Libre s’était enthousiasmé pour « le délirant cirque ambulant du carnaval des anarchistes. Une cohorte d’hurluberlus grimés et déguisés, qui parcourent les rues de la ville au son des tam-tams et de la fanfare, voilà enfin un mardi gras digne d’intérêt à Montpellier. […] Vivement l’année prochaine.1 » « Alternatif » ou encore qualifié de « carnaval des anarchistes », des « squatteurs », des « autonomes » ou des « gueux », aucune étiquette ne réussira toutefois à le sortir de son cycle millénaire ni à délégitimer ses praticiens en les réduisant à un mouvement social discréditant.
C’est ce carnaval qui perdure encore aujourd’hui. Qui ne se soumet ni au modèle « costazuréen » de Nice la télégénique ni au rituel ancestral initiatique ni au carnaval « pour enfants », en spiderman ou princesse, mené par les fossoyeurs de l’animation socioculturelle dans les écoles de la République. Son indépendance, il l’affirme contre toute complaisance, que ce soit vis-à-vis des institutions « subventionneuses » ou de ceux qui voudraient le réduire à une manif contestataire ; il la justifie sans autorisation officielle ; il l’« organise » avec la gratuité à tous les étages.
Un char à l’effigie de Pasqua tiré par un pailhassa2 sous le regard médusé d’un flic illustre la diversité du carnaval montpelliérain : mélange de certains rituels et de contestation, sur une base de renversement des valeurs et d’occupation de l’espace public. Carnaval n’attend pas qu’on lui remette les clefs de la ville, il les prend et les conchie. Bien sûr, au début, existait un « Kollectif Karnaval » mais ce collectif avait comme objectif premier sa dissolution rapide et définitive. En effet, quel sens aurait une fête qui se déclare libre, gratuite, inorganisée, incontrôlée, subversive et populaire, si elle conservait une tête ?
Depuis, la tradition a opéré, et, chaque année, des centaines de personnes s’emparent du mardi gras laissant au calendrier le soin de fixer le rendez-vous à la catharsis. Pendant neuf ans, ils se sont vus « tolérés » dans le vieux-centre, non sans quelques confiscations de chars ou barrages des municipaux. Les forces de l’ordre se tenant assez loin du désordre, encadrant même le passa-carrièra3. On compte au moins 2 000 personnes en 2004, année où le préfet de Sarkozy, fraîchement débarqué, lance le rodéo avec ses pailhassas version robocop, tabassages, BAC en civil provocatrice. Premières vitrines brisées depuis 1995, comparutions immédiates à l’aveugle, peines de prison ferme… Fin d’une époque.
Depuis, on alterne entre relative tolérance et répression féroce. Cette année les personnes arrêtées ont été libérées sans poursuite. Les derniers procès, en 2011, n’ont pas donné lieu à de la prison ferme et les amendes ont été prises en charge par un comité de soutien encore actif aujourd’hui sous forme de collectif anti-répression. Les autorités auraient pu s’en douter : comme en 2004, taper trop fort sur le carnaval oblige à s’organiser. Et pour la flicaille et pour les carnavaliers.
Car l’absence de décision et de concertation pourrait être la spécificité du carnaval de Montpellier : l’inorganisation la plus pure. On brûle les chars là où ça tombe, cette année un char « chiott’sec » à porteurs a été brûlé sur une place bourgeoise aux pieds des traditionnels palmiers montpelliérains et des touristes installés aux tables des restaurants, tout simplement parce qu’il s’était cassé là et devenait intransportable. Tout s’est passé autour de cet incident, on a farandolé au son des grailles4, autour des bûchers dans une rue en pente, devant les cafés. Ce qui n’empêche pas Carnaval de se préparer, mais les choses ne sont pas forcément coordonnées, ni connues par tout le monde. Une chose est sûre : la musique est l’indispensable moteur du charivari, qu’elle emprunte au registre traditionnel ou exotique, voire aux deux, c’est elle qui mène la danse. Les grailles et les cuivres côtoient les batucadas et s’y mélangent sans qu’aucun ne s’y perde, tous y gagnent.
Certes oui, Carnaval ne passe pas inaperçu, il ne chausse pas les patins de grand-mère avant d’entrer par effraction dans le centre-ville et il donne du travail aux vitriers et peintres. Carnaval a accouché d’une tradition d’affichage sauvage qui ne s’est jamais démentie malgré une créativité plutôt décriée dans cette ville policée. Mais, surtout, au-delà de quelques menues traces laissées, c’est la musique, les cris, les rires, le bruit, les danses et les chars qui marquent, qui restent en mémoire des carnavaliers et des habitants du centre-ville.
Cette année, la Gazette de Montpellier titre : « Faut-il interdire Carnaval ? », le journaliste se faisant le porte-voix du président de la CCI et de l’adjoint à la sécurité de la mairie... Mais comment interdire ce qui l’est déjà ? Le cycle continue...
La suite du dossier Carnaval
Marseille : ne fête rien dans la rue !
Plus que jamais, Carnaval est une hérésie : interview d’Alèssi dell’Umbria.
Polices et politiques contre Carnaval en deux rounds.
Commissariat et musée contre Carnaval en deux rounds.
1 Dans l’édition du 02/03/1995.
2 Pailhassa : costume traditionnel du Languedoc fait de superposition de morceaux de chiffons qui désigne métonymiquement le participant au carnaval.
3 Passa-carrièra : genre de défilé, de cortège populaire.
4 Graille : hautbois traditionnel languedocien.
Cet article a été publié dans
CQFD n°121 (avril 2014)
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Paru dans CQFD n°121 (avril 2014)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Benoit Guillaume
Mis en ligne le 12.06.2014