Sans-papiers en lutte

Jusqu’au bout des ongles

Le cosmopolite 10e arrondissement de Paris a été témoin d’une grève inédite et emblématique : des manucures chinoises et des coiffeuses ivoiriennes ont fait tourner la boutique après la fuite de leur patron mauvais payeur et vont sans doute réussir à arracher leur régularisation.

Vendredi 21 mars, au royaume de la tresse et de la cosmétique africaine à Paris. À la sortie du métro, des dizaines de jeunes rabatteurs, ivoiriens pour la plupart, apostrophent les passantes africaines d’un « coiffure, miss ? » pour les orienter vers un salon parmi les dizaines qui se voisinent rue du Château-d’Eau et tout au long du boulevard de Strasbourg. Au numéro 50, mitoyen du passage du Désir, un petit salon d’onglerie et de coiffure détonne, à cause du drapeau CGT qui pend en façade par-dessus les photos de modèles.

Photo D.R.

Au rez-de-chaussée, dans l’odeur agressive du vernis à ongles, quatre manucures chinoises discutent énergiquement en posant des prothèses ongulaires au bout des doigts de clientes africaines. Quelques visiteurs aussi : une militante aux cheveux gris qui lit Libé et Raymond Chauveau, militant CGT connu comme le loup blanc dans la lutte pour le droit des migrants. Raymond fait l’accueil, propose des cafés et blague avec les clientes. À l’étage, si l’on suit l’escalier en colimaçon, se trouve le salon de coiffure africain, autre lieu d’intenses palabres.

Depuis décembre, les employées du salon n’étaient plus payées. « Le patron nous promettait sans cesse de nous verser nos salaires, mais à partir du 5 janvier on ne l’a plus vu. On attendait. Trois mois sans salaire, c’est dur », raconte Nogo, une des deux coiffeuses africaines. Tout en parlant, elle enroule des mèches, comme de petites antennes sur le crâne d’une bambine de six mois qui s’extasie de sa nouvelle tête devant le miroir.

Après avoir reçu un avis d’expulsion du local pour deux ans de loyers impayés, le patron, un Ivoirien, a pris la clef des champs, plantant là le salon et ses salariées. « Dans ces cas-là, explique Raymond, les patrons qui ne payent pas leurs salariés sans papiers, jouent soit l’intimidation et leur disent de dégager sous la menace [fictive] d’appeler la police, soit l’usure, auquel cas, les salariés, toujours par crainte de faire des vagues, abandonnent leurs salaires dus et vont chercher du boulot ailleurs. Celui-là a préféré se volatiliser. »

Spontanément, le 3 février, les manucures chinoises sans papiers, dont certaines travaillaient depuis quatre ans dans des conditions aléatoires, décident de « se mettre en grève  ». Le 10 février, elles viennent trouver l’union locale de la CGT qui les oriente vers le collectif des Droits des migrants du syndicat et décident d’occuper le salon nuit et jour tout en continuant l’activité afin de se payer. Les bénéfices sont mis au pot commun et divisés en parts égales. « Toutefois, on n’est pas dans une logique de coopérative, précise Raymond. La continuation de l’activité, c’est un outil au service de la lutte de façon à faire pression sur la préfecture pour régulariser ces travailleuses. »

Les deux Africaines avaient quitté le salon après la fuite du patron, mais ont rejoint le mouvement des Chinoises une semaine après le démarrage de la grève. « C’est quand la CGT est venue qu’on s’est rendu compte de ce qu’il se passait, raconte Nogo. Auparavant, on ne connaissait pas la CGT. Il y avait onze filles qui tournaient dans le salon, maintenant il n’y a que moi et ma collègue qui sommes revenues. »

La permanence du salon est tenue par les grévistes – quatre Chinoises, un jeune Chinois et les deux Ivoiriennes – avec un roulement de plusieurs militants, souvent vieux routiers du soutien aux immigrés. Les journaux chinois de l’immigration comme les réseaux sociaux se sont fait écho. L’émergence de la lutte des classes au sein d’une main-d’œuvre irrégulière, donc très vulnérable, est susceptible de créer une véritable fissure dans le système de surexploitation des clandestins. Certains patrons chinois font la grimace : tout le monde tire avantage du travail au noir, font-ils savoir, ébranler le système est dangereux. Même refrain du côté des commerçants africains : «  Les autres salons n’aiment pas ça, commente Nogo. C’est normal, ils pensent que ça va créer d’autres problèmes encore. Les rabatteurs du métro font croire que le salon est fermé, mais on a des clientes fidèles qui continuent à venir. » Nogo et Adja sont déterminées : « Quand tu te mets dans une histoire, tu dois aller jusqu’au bout », affirment-elles. À l’entrée du salon, une femme en situation irrégulière arrivée en France en 2007 demande des conseils à Raymond, qui, rodé à l’exercice, lui indique les marches à suivre.

Photo D.R.

Samedi 5 avril. En ce début d’après-midi ensoleillé, une sono a été installée sur le trottoir devant le salon pour une conférence de presse. Depuis deux semaines, on a avancé, les élections sont passées par là. C’est d’ailleurs, après l’intervention de Raymond Chauveau, à une petite séance de félicitations et d’auto-congratulations à laquelle on assiste avec les discours de divers représentants politiques : Parti de gauche, PCOF, EELV et même… PS. Sans doute histoire de se redonner le moral après la claque des municipales. Côté administratif, la veille et l’avant-veille, cinq travailleuses sur sept ont pu retirer des récépissés à la préfecture, en attendant leur carte de séjour qui sera peut-être délivrée en août. Li Mae et Gang, les deux travailleurs restants, obtiendront finalement le sésame provisoire le vendredi 25 avril. Durant deux mois, les demandes de régularisation ont connu les affres des tracasseries et tergiversations administratives. Passant de la menace d’expulsion à la gestion prudente au cas par cas, la préfecture a toujours refusé de prendre en considération le caractère collectif et social de cette lutte, craignant sans doute ce fameux « appel d’air », comme on dit pour qualifier la défense des droits sociaux. Dans le même temps, c’eût été un mauvais signal en période électorale pour le gouvernement, comme pour la municipalité, d’expulser des sans-papiers en lutte, « qui plus est des femmes qui disent leur ras-le-bol de l’esclavage moderne », comme le rappelle Raymond.

Mais ce samedi, les mines sont plutôt réjouies, les « grévistes » sont fières et émues de l’issue qui s’annonce favorable, ainsi que des diverses manifestations de solidarité. Elles, qui étaient rétives à toute photo, posent désormais en pleine lumière, souriantes bien qu’intimidées. Cependant, à l’écart des discours à caractère politique qui dénoncent «  le non-respect des règles par les commerces du quartier », l’air soucieux d’une jeune Angolaise contraste avec la bonne humeur générale. Elle vient de débarquer du train depuis la Côte d’Azur où elle réside et découvre avec surprise ce petit rassemblement. C’est l’épouse du propriétaire des locaux – pas le patron du salon mais le proprio des murs. Depuis deux ans, elle essaie de récupérer ses loyers auprès du patron désormais en fuite, loyers qui constituent, dit-elle, la seule source de revenus du foyer. Son mari est âgé et a fait une dépression : « Si on ne récupère pas notre bien, on va bientôt être à la rue avec nos enfants. » Elle se dit favorable à la régularisation des filles et espère surtout que cela permettra de débloquer sa propre situation.

Une fois ouverte la voie de la régularisation, il faut s’attendre à la mise en vente du salon et à la fin de cette micro-expérience d’autogestion de circonstance. Adja, une des deux coiffeuses ivoiriennes, écoute le récit de la femme du proprio avec compassion. Elle n’est pas inquiète pour autant : « Trouver un emploi ailleurs ne sera pas compliqué. Si j’ai les papiers, je vais même pouvoir faire une formation. Plein de choses sont possibles maintenant. »

Photo D.R.
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