Mes héros toxiques #3

Mon poto Buko

V’là que soudain t’as vieilli. Que tu regardes en arrière. Et que tu fais ce bilan : parmi tous les artistes « de génie » qui ont accompagné ta jeunesse, l’immense majorité étaient des mecs. Pire : si la plupart se revendiquaient rebelles, hors système, beaucoup ont affiché des facettes toxiques. Aujourd’hui, place à Charles Bukowski, Buko, Hank, Chinaski, mon vieux copain alcoolo.
CQFD et l’INA

Je renâcle. Je tâtonne. Je sais pas comment dire. Le punko-demeuré Sid Vicious dans ma dernière chronique c’était facile. Mais pour Charles Bukowski (1920-1994), c’est différent. Déjà, c’est un grand écrivain, qui à la relecture s’impose toujours comme une intense lumière dédiée aux sans-grades (meilleur condensé : le recueil Avec les damnés). Et puis, malgré les provocations et l’éthylisme, malgré certaines lourdes obsessions (le «  châssis  » des femmes, leurs jambes « longues et galbées »), malgré le problématique Women qui met en scène tous ses fantasmes de rattrapage de temps sexuel perdu une fois la gloire atteinte, reste l’impression que cet homme-là, dans toute sa disfonctionnalité rugissante, catastrophe bipède pour ses proches (dont les femmes de sa vie), était au fond un gentil.

Il faut voir l’émission qui l’a fait connaître en France en 1978, l’invitation chez Pivot et son Apostrophe, alors le Saint des Saints médiatiques de la littérature. Il est en promo, le vieux Buko, mais il hait ça. Cramé, clope mal roulée au bec, il baragouine : « J’ai été un clodo toute ma vie. Et maintenant on me paye pour écrire. Qu’est-ce qui va arriver à mon âme maintenant que je suis à l’intérieur de la machine ? » Puis il boit encore, bouteille-béquille à ses côtés, de grands verres engloutis en apnée. Il parle de papillons, se compare à eux, puis s’insurge : « I’m not a damned Butterfly ». Là il s’arrête, s’excuse, dit qu’il parle trop, que désolé, que les plateaux télé c’est pas son truc. Il essaye de glisser qu’il n’est pas un « vieux dégueulasse » comme le proclame son célèbre Journal d’un vieux dégueulasse (c’est pas lui qui a trouvé le titre), que c’est tout le contraire, mais tout le monde s’en fout, il est bourré, il faut l’évacuer après sa prestation. Et Pivot, beurk, de se marrer : « Il ne tient pas la bouteille, cet écrivain américain. » Que crament l’écran et ses servants.

Quand j’avais 20 piges, Bukowski était pour moi l’écrivain sacré. Le plus grand de tous. Une sorte de Zola qui n’aurait pas regardé les damnés de la terre de loin, mais aurait fusionné avec eux, dans la mine de charbon, au turbin, dans la dèche. Buko c’est ce mec insulté par toute une ville parce qu’il préfère picoler que s’enrôler contre les Japs. C’est ce pauvre type qui, dans la nouvelle Apporte-moi de l’amour, ment à sa femme en HP parce qu’il ne sait pas gérer ce qu’elle est devenue. C’est ce môme battu par son père, qui ado développe une crise d’acné si monstrueuse qu’elle en sidère les spécialistes, attroupés face à ses bubons. C’est le pas beau face à son miroir se demandant jusqu’où peut aller la laideur. C’est cet homme que Virginie Despentes décrit comme un copain bienveillant, celui qu’elle relit quand elle se sent seule – et comme je la comprends. Alors oui, Buko l’alcoolo, Buko qui se saborde, Buko qui a ce privilège des mecs de brandir l’addiction comme un truc de rebelle, Buko l’obsédé, Buko materné par ses conquêtes, mais quand je le regarde faire son cirque à Apostrophe, je ne vois pas l’équivalent de Gainsbarre agressant sexuellement la jeune Whitney Houston avec son poteau Drucker (le célèbre « I want to fuck you » de prédateur en prime time), juste un type carrément mal sous les projecteurs. Et qui préférera toujours aux jeux des puissants les bouteilles bues dans les bistrots glauques, avec ses semblables, les losers. Mon copain toxique.

Par Émilien Bernard

Cet article fantastique est fini. On espère qu’il vous a plu.

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CQFD n°225 (décembre 2023)

Dans ce numéro de décembre, on essaie de faire entendre des voix Palestiennes tout en s’interrogeant sur l’information en temps de guerre. Sinon, on donne des nouvelles des anarchistes ukrainiens, on suit aussi des familles roms installées à Marseille et qui trimballent leurs vies d’expulsion en expulsion, on s’interroge sur l’internet militant, on décortique la loi Immigration du grand méchant fourbe Darmanin et on regarde BFM dans un kebab de Morlaix, munis d’un sac à vomi.

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Paru dans CQFD n°225 (décembre 2023)
Dans la rubrique Mes héros toxiques

Par Émilien Bernard
Mis en ligne le 07.12.2023