Précaires de la santé

Médecins étrangers en France : exploitation à tous les étages

Une fois n’est pas coutume, à la faveur de la crise sanitaire, le quotidien des médecins qui officient en France avec un diplôme obtenu dans un pays hors de l’Union européenne a récemment bénéficié d’une petite couverture médiatique. L’occasion de rappeler que sans eux, l’hôpital public se serait écroulé depuis longtemps. Pourtant, ces professionnels de santé subissent toujours une discrimination institutionnelle.
Illustration de Mortimer

Cécé*1 s’accroche tant bien que mal. Médecin de 39 ans venu de Guinée, voilà 4 ans qu’il enchaîne les contrats précaires de 6 mois dans des hôpitaux français. Cécé officie en tant que médecin « stagiaire associé ». Après avoir travaillé à Marseille, où sa femme et ses deux enfants vivent encore, il est embauché dans les Landes, au sein d’un service de gériatrie. Son espoir, à terme : obtenir une autorisation d’exercice et une inscription à l’Ordre des médecins. Pour cela, la plupart des praticiens étrangers titulaires d’un diplôme leur donnant le droit d’exercer dans leur pays d’origine doivent réussir un concours, suivi de deux ans d’exercice comme « praticien attaché » (voir encadré) – un statut un peu plus avantageux financièrement que celui de « stagiaire associé ».

En attendant, le salaire de Cécé ne pèse pas lourd : proche de celui d’un interne, il avoisine les 1 500 euros par mois, contre 3 900 euros environ pour un médecin français en début de carrière. « C’est toujours mieux qu’en Guinée, estime-t-il, ajoutant que dans son pays, les conditions de vie se sont beaucoup dégradées après l’arrivée au pouvoir d’Alpha Condé [en 2010]. Et rien ne s’est arrangé depuis le coup d’État militaire de 2021. »

Inique, le statut des « stagiaires associés » est aussi hypocrite : la loi limite en théorie à deux ans la durée totale de leurs contrats, mais certains, comme Cécé, travaillent sous ce statut pendant de nombreuses années.

Main-d’œuvre peu coûteuse

En 2017, on estimait à 14 700 le nombre de praticiens détenteurs d’un diplôme obtenu hors de l’Union européenne (Padhue)2. Soit près de 5 % des médecins inscrits au tableau de l’Ordre. S’y ajoutent les « stagiaires associés » comme Cécé et les « praticiens attachés », non recensés et au nombre flou. Le recours aux médecins étrangers n’est pas spécifique à la France, cette main-d’œuvre médicale étant bien moins coûteuse que le financement d’une formation universitaire initiale. En 2020, on estimait qu’au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), plus d’un quart des médecins des pays les plus développés étaient nés dans un autre pays que celui dans lequel ils exercent3.

En France, ces embauches répondent en grande partie à la pénurie chronique de praticiens causée par le célèbre numerus clausus mis en place en 1971 afin de réguler le nombre d’étudiants en médecine, et supprimé en 2021 seulement. Pénurie encore aggravée sous l’effet de l’absurde théorie de la « demande induite » selon laquelle plus il y a de médecins, plus la demande de soins de la population augmenterait. Pour réduire les dépenses de santé, il suffirait donc de limiter le nombre de praticiens… Mais, comme il faut bien faire face aux besoins, le recours aux Padhue est devenu en France un phénomène d’ampleur, ancré dans le temps, qui maintient à flot tant bien que mal le système de santé public. Et là, on n’entend plus celles et ceux qui dénoncent sur les plateaux télé l’intégration soi-disant difficile des personnes d’origine étrangère.

« Xénophobie d’État »

En 2014, le film Hippocrate, dans lequel Reda Kateb interprétait un médecin algérien « faisant fonction d’interne » (FFI) – un statut proche de celui de « stagiaire associé » – avait attiré un temps l’attention sur la situation difficile de ces médecins étrangers. Huit ans plus tard, pas besoin d’une longue enquête pour s’en rendre compte : la plupart triment toujours « dans les services à gardes éprouvantes comme les urgences » ; peu prestigieux, comme la gériatrie ; et « là où la concurrence du privé rend l’attractivité nulle [pour les petits centres hospitaliers], comme la chirurgie ou la radiologie4 ». Sans eux, une multitude d’établissements ruraux ou de banlieue auraient implosé. Les Padhue ont beau jouer un rôle essentiel dans le système de soin français, ils restent abonnés aux statuts précaires. S’il est logique qu’un pays soit sélectif et vigilant sur les compétences des médecins étrangers, en France, la démarche pour obtenir le droit d’exercer est interminable – jusqu’à 10 ans parfois. Pendant ce temps, plus d’un quart des postes de praticiens hospitaliers titulaires n’étaient pas pourvus en 2018 5. Certains chercheurs n’hésitent pas à parler de discrimination institutionnelle, voire de « xénophobie d’État6 ».

« Aujourd’hui encore, il n’est pas rare que l’on me confonde avec le vigile. »

« Les étrangers constituent avant tout une variable d’ajustement économique pour les centres hospitaliers », analyse Idir *, urgentiste au CHU de Bordeaux, venu de Kabylie. Il n’est plus très sûr de rester : « En France, l’obtention d’une équivalence est très bureaucratique. Nous sommes de plus en plus à songer à l’Allemagne, où la reconnaissance du diplôme ne repose pas sur un concours, mais sur une validation des acquis et avec un salaire bien plus correct. Le seul problème c’est la langue allemande, difficile à maîtriser. »

Racisme ordinaire

Exercer en France en tant que médecin étranger, c’est aussi faire face au racisme ordinaire : « Cela a été compliqué pour moi, tout particulièrement au début », raconte Ernest, quinquagénaire né au Congo (Brazzaville), qui vit aujourd’hui à Tours. « En Afrique j’étais chirurgien urologue, mais le manque de moyens basiques et l’instabilité politique rendaient l’exercice très difficile. Quand, en dépit de mon expérience, j’ai redémarré en France comme FFI, j’ai été très déconsidéré par certains collègues. » Il poursuit : « J’ai depuis obtenu le droit d’exercer, mais aujourd’hui encore il n’est pas rare que l’on me confonde avec le vigile ou que l’administration, suspicieuse, me redemande des justificatifs. »

Un sentiment de malaise partagé par Aimé*. Né à Kisangani (République démocratique du Congo), il a fui à l’âge de 24 ans le régime de Joseph Kabila et exerce aujourd’hui comme généraliste dans la campagne périgourdine : « Trop souvent, les patients me tiennent des discours racistes et caricaturaux sur l’immigration. Il y a une vraie dissonance dans leur esprit : lorsque je leur rappelle que je suis moi-même originaire d’Afrique, que ma langue maternelle est le swahili, ils me répondent toujours avec le fameux “Vous, c’est pas pareil  !” »

Jean-Sébastien Mora

« Praticiens attachés » : des avancées mitigées  

Jusqu’en 2020, avant d’obtenir une autorisation d’exercice et l’inscription à l’Ordre des médecins, les « stagiaires associés » devaient passer un concours, puis exercer 3 ans comme « praticiens attachés ». Problème : cette durée était dans les faits à géométrie variable. Pour remédier à ces injustices, deux décrets ont assoupli en 2020 les conditions d’exercice, notamment en offrant la possibilité de passer par une validation des acquis, sans concours, à ceux qui ont « exercé sur le territoire national pendant au moins 2 ans en équivalent temps plein entre le 1er janvier 2015 et le 30 juin 2021 7 ». Quant à ceux qui passent le concours, la durée de leur stage a été réduite à 2 ans. Mais les stagiaires « seront encore moins bien payés, n’auront pas de congés de formation et seront obligatoirement associés à la liste de gardes des internes », regrette Salem Ould Zein, président du Syndicat national des praticiens à diplôme hors Union européenne (SNPADHUE). De plus, le recrutement ne se fera plus par les établissements de santé mais par un « dispositif d’affectation ministérielle8 » rigide, « subordonné à un rang de classement » alors que, bien souvent, ces médecins ont une vie de famille et des enfants scolarisés. Beaucoup craignent leur utilisation « dans une logique d’exploitation de leurs compétences médicales à moindre coût9 ».

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Cet article a été publié dans

CQFD n°206 (février 2022)

Dans ce numéro qui fait sa fête à Blanquer, un dossier sur « les prolos invisibles de l’éducation nationale ». Mais aussi : un détricotage de la Macronie sécuritaire, un entretien anthropologique sur le règne des frontières, une plongée en bande dessinée sur la question du « rétablissement » en psychiatrie, des vaccins communards, des Balkans en tension et des auteurs de science-fiction qui jouent aux petits soldats.

Trouver un point de vente
Je veux m'abonner
Faire un don