Ancêtre ou ne pas être
Matrimoine : mettre à l’honneur les oubliées de l’histoire
Le projet Matrimoine est né en 2021 sur le rude plateau de Millevaches, dans le Limousin, suite à une proposition d’une institution culturelle locale. Dans l’appel à projets, il est question de « mettre en valeur des femmes exceptionnelles du territoire limousin ». Les deux amies tombent d’accord pour une approche alternative : « Nous ne voulions pas parler de femmes d’exception, mais de femmes inconnues […] de femmes ancêtres qui ont eu des vies normales, banales […] des femmes dont l’histoire n’est écrite nulle part. »
Dix-huit témoignages composent Matrimoine sur un plateau, qui dessinent un archipel mémoriel bigarré, tout sauf uniforme. Beaucoup sont habités par une dimension inachevée, hachée par le temps passé et les vicissitudes de la mémoire, ainsi que par le double ou triple fossé générationnel. Invités à choisir une ancêtre puis à développer leurs souvenirs, les personnes qui témoignent, et dont les entretiens sont reproduits au fil des pages, sont parfois hésitantes, peinent à retrouver les détails : le foyer de l’ancêtre, ses habitudes, son parcours de vie, son objet fétiche… D’autres à l’inverse se montrent prolixes, peuvent retracer par le détail comment elles s’habillaient, les différentes pièces de la maison, les petites manies touchantes… De ces portraits émergent des figures étonnantes, parfois aux antipodes de la « mamie gâteau » se mettant en quatre pour ses petits enfants. On croise ainsi des grand-mères indépendantes, frivoles, teignes. Maria évoque son aïeule Lucia, qui avec son mari tenait une discothèque, et y jouait le rôle de bodyguard, expulsant les fâcheux à coups de balai bien sentis (la linogravure associée met évidemment en valeur ledit balai vengeur). Quant à Léo, iel livre le portrait fascinant de son arrière-grand-mère, Charlotte, dite Le Chat. À la fois figure d’ascension sociale féminine, puisqu’elle bosse comme physicienne dans l’entre-deux-guerres, et être humain carrément borderline, d’une méchanceté dévastatrice. À son mari qui avait perdu une jambe, elle lançait vanne sur vanne, type : « Tu voudrais pas mettre la table ? Ah bah non, tu peux pas, parce que tu sers à rien, parce que t’es qu’un déchet ! » Ambiance. Et Léo de conclure : « Le fantôme de la famille, tu vois, qui a traumatisé les deux générations suivantes. »
Traumatisme, le mot est lâché, et il imbibe ce livre. Dans cette quête du matrimoine, définie par les autrices comme « l’héritage culturel légué par les générations de femmes nous ayant précédé », surgissent bien souvent des ombres grises, les stigmates des violences subies qui à l’époque ne se disaient pas. Il y a parfois doute : « J’ai jamais imaginé que son mari ait pu lui foutre sur la gueule », explique Sonia, à propos de sa grand-mère Maria. Avant de se raviser au vu de certains détails : « Mais en fait c’est absolument pas contradictoire et tout ça aurait très bien pu… J’en sais rien. »
« On hérite pas que des gènes, on hérite de plein de choses concernant ses ancêtres, et il y a des choses qui peuvent être chouettes mais d’autres qui peuvent être très très lourdes »
Dans d’autres récits, l’horreur, explicite, a percé les chapes de silence. Ainsi de Mémé Rose, la grand-mère vietnamienne de Patricia, qui au pays comme après son exil a subi des viols à répétition, dans un infernal cercle vicieux familial : « Ce deuxième mariage, cette deuxième relation avec ce mec qui viole aussi les belles filles, les sœurs de mon père, et qui finit par en tuer une. Et se suicider, se tuer lui-même. Enfin qui finit, c’est vite dit… Parce que ça continue encore aujourd’hui. C’est pas très fini… » Cet entretien-là finit par un simple mot entre parenthèses, bouleversant : « (Pleurs). » « On hérite pas que des gènes, on hérite de plein de choses concernant ses ancêtres, et il y a des choses qui peuvent être chouettes mais d’autres qui peuvent être très très lourdes », explique « Anonyme », dont une ancêtre a été violée à répétition par son mari, et qui rêve d’aller écrire « sale violeur » sur sa tombe.
Mais ces fantômes du passé n’emportent pas tout sur leur passage. Dans cette transmission parfois douloureuse, il y a aussi de pleines brouettes de solidarité, de moments joyeux, d’instantanés gracieux qui ont passé le temps, pour toujours. Quand Jean évoque le souvenir de sa « mamie bionique » trimballant partout ses petits-enfants à l’arrière de son fauteuil roulant, puis de son premier bain de mer sur une immense bouée, on sait que ça ne s’effacera pas. Après tout, c’est désormais écrit noir sur blanc.
Matrimoine sur un plateau, tiré à peu d’exemplaires, n’est pas vraiment distribué en librairie. On peut le commander en écrivant à cette adresse : lounicollet@hotmail.fr. Par ailleurs, deux présentations sont prévues à Marseille : le vendredi 5 avril à 19 h à l’Imprimerie (60, Rue Edmond Rostand, 13 006) et le vendredi 3 mai à 19 h à l’Hydre aux mille têtes (96, Rue Saint-Savournin, 13 001), où il sera possible de se procurer l’ouvrage.
Cet article a été publié dans
CQFD n°229 (avril 2024)
Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.
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Paru dans CQFD n°229 (avril 2024)
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Mis en ligne le 04.04.2024
Dans CQFD n°229 (avril 2024)
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