Bonnes feuilles et mal-logement

Marseille : chasser les vautours de la ville

Avec Du taudis au Airbnb, l’ami Victor Collet signe un ouvrage qui retrace cinq années de luttes marseillaises contre le mal-logement et la dépossession urbaine. Entre gabegies municipales menant au drame de la rue d’Aubagne et envahissement par une multinationale américaine tentaculaire, il pointe les poisons qui minéralisent nos villes, esquissant des pistes pour s’y opposer. Morceaux choisis.
Arthur Plateau

Vivre dans l’hypercentre de Marseille, c’est mouvementé. Surtout ces dernières années. Le 5 novembre 2018, alors que l’on était occupé à lutter contre la « requalification » (montée en gamme) de la place Jean-Jaurès, dite La Plaine, deux immeubles mitoyens s’écroulaient à deux pas, quartier de Noailles, aux 63 et 65 rue d’Aubagne. Bilan : huit morts, et un traumatisme durable pour une population marseillaise abonnée aux taudis regorgeant de fissures. S’ensuivirent des manifestations mémorables aux cris de « Gaudin assassin  », une répression terrible et meurtrière1, une vague confuse de « mises en péril » avec des milliers de personnes expulsées. Puis le confinement, une élection qui porta au pouvoir le Printemps républicain sous la houlette de Michèle Rubirola, la reprise en main par le PS de Benoît Payan, la vague Airbnb qui accentua le mal-logement… Pfiou ! C’est l’un des grands mérites de Du taudis au Airbnb ; petite histoire des luttes urbaines à Marseille, 2018-2023 (Agone, 2024) : il permet de remettre en contexte ces événements qui se sont enchevêtrés dans l’urgence, essorant plus d’un militant marseillais, fracturant la ville, malmenant ses habitants les plus pauvres.

Se voulant à la fois pavé dans la mare et incitation à l’étincelle, Du Taudis au Airbnb est aussi une histoire orale, vivante et pugnace, où délogés, militants et habitants de longue date témoignent des soubresauts de la période. Quand les requins de l’immobilier profitent des traumas pour faire de la « renta », d’autres s’accrochent à l’idée d’une ville qui ne soit pas un désert urbain pour touristes et fêtards en goguette.

L’extrait ci-dessous ne livre qu’une facette du livre, abordée en fin d’ouvrage, le déferlement d’Airbnb sur Marseille et les premières luttes que cela a suscité. « Paradis du pari spéculatif  », s’enflammait sur les réseaux un multipropriétaire accro au Airbnb. C’est heureusement pas encore gagné. Morceaux choisis.

Par E.B
« L’élection n’est souvent que l’écume politique de vagues sociales plus profondes. Pour cruciale que soit l’arrivée du Printemps marseillais à la tête de la deuxième ville de France [fin juin 2020], et si bouleversante que soit la fin de l’ère Gaudin, la mairie semble vite réduite à la portion congrue devant une accélération sans précédent. Dans la ville effondrée, l’explosion du marché de la location saisonnière est un revirement brutal. La possibilité d’enregistrer des taux de rentabilité astronomiques comparés à ceux de la location ordinaire, dite “de longue durée”, façonne la airbnbisation d’une partie de Marseille. Dans l’après-Gaudin, alors que les loyers s’affolent, la perspective d’une vie sédentaire et d’une certaine tranquillité s’éloigne. Entre 2016 et 2022, le marché locatif change radicalement. Quelques semaines après la victoire municipale, la sortie du confinement consomme ce basculement. Le nombre de touristes passés à Marseille dépasse les 3 millions, avec un taux d’occupation record. Certaines agences immobilières alertent déjà sur la brutale contraction de logements disponibles, passés de 13 000 en 2016 à moins de 3 000 en 2020. Sans que soit fait un parallèle pourtant évident : on comptait 4 500 annonces sur Airbnb en 2016, déjà plus de 9 000 cet été-là… La transition transforme le centre-ville, de l’intérieur cette fois. Plus question ni besoin de “détruire-reconstruire”. La ville-béton et Euromed’ cèdent place à la ville-taudis, qui voisine désormais avec la ville-Airbnb. […] Bien sûr, la conversion du taudis au Airbnb n’est pas l’unique facteur dans la crise du mal-logement qui s’accélère à Marseille. Elle n’est pas la plus déterminante ou la seule raison de l’implantation forcenée de la plateforme non plus. Mais la crise des effondrements et du confinement conjugués a offert un terreau particulièrement fertile à une plateforme qui affectionne tant les crises, et qui accélère voire démultiplie en retour le mal-logement qui en facilitait l’essor. Boucle vertueuse et spéculatrice pour les uns, boucle maligne et infernale pour les habitants. L’explosion du juteux marché du meublé et la reconversion de l’insalubrité lui donnent une saveur toute particulière, à la fois amère et franchement sordide. Imaginez : des mois, des années durant, tant de Marseillais contemplaient leurs fissures, moisissaient dans l’humidité, composaient avec une peur panique de l’effondrement ou de l’évacuation. Et voilà que, pile au moment où l’État et la préfecture, les services des périls et la municipalité auscultent enfin l’indignité et contrôlent certains excès… ce changement profite à d’autres. Dans certains quartiers délabrés où de nombreux locataires rechignaient parfois à s’installer, les cohortes de passagers arpentent désormais gaiement le Marseille populaire et immigré, supplément culturel et exotique pour touristes comblés. Loin d’être achevée, l’ère du mal-logement se nourrit de cet antagonisme social et résidentiel. Car, en apparaissant en plein boom immobilier, le tourisme de masse, qui colonise les rues de Marseille, participe à faire chuter le nombre de logements disponibles. Finis les bons plans d’hier, se loger et se reloger devient un enfer. Attrayant pour les uns, invivable pour d’autres. Dans un centre où la misère gangrène le quotidien, avec un taux de pauvreté touchant 40 % des locataires, l’explosion des prix et la rareté des locations mettent la vie des Marseillais encore un peu plus sous pression. Ces transformations bousculent les sociabilités, superposent des économies, des réalités et des populations très éloignées, inquiètent ou épuisent le voisinage, menacent les solidarités. Au milieu des fuites, des déplacements contraints, des files d’attente, certains s’organisent, documentent, affichent, piétinent, ralentissent ou réglementent à leur manière le concentré de contradictions qui s’empare de Marseille. […]
À l’été 2021, des [militants] relancent la machine grippée en créant un “Observatoire de la gentrification”. L’idée : documenter avec indices, preuves, l’évolution des prix, des sociabilités, des commerces, l’explosion des terrasses, la privatisation des espaces. […] Les cartes révélées lors des soirées de débat sur l’implantation des Airbnb choquent même les plus habitués. Réalisées à partir de captures des données de la plateforme, elles bousculent les représentations tant l’invasion est tangible sur un périmètre pourtant très restreint. […] Le pic de l’été 2022 et la frénésie touristique à La Plaine mettent d’ailleurs un terme à la sidération. Les perturbations de boîtiers à clés se multiplient. Devenus les symboles les plus ostensibles de la dérégulation (sans le moindre intermédiaire), ils sont aussi les “membres” les plus accessibles d’une hydre qui se tient à distance et cachée. Repeints, abîmés, collés, dégradés, décorés, volés ou mis hors service, ils font les frais de l’exaspération des habitants. […] Dès la rentrée, une coordination des actions anti-gentrification (CAAG) est créée, qui prend acte que le logement et les prix inabordables sont devenus un enfer partagé. Deux fronts prioritaires occupent vite le regroupement : la depuis longtemps décriée gentrification, ses symptômes les plus visibles de privatisation des espaces et de transformation des quartiers ; la airbnbisation, qui décuple la première en détruisant méthodiquement un nombre considérable de logements pour les habitants et en faisant exploser les prix. […] Des déambulations en centre-ville rassemblent quelques centaines puis près d’un millier de personnes. Ces charivaris reprennent les traditionnelles descentes bruyantes sous les fenêtres de voisins pour les remettre à leur place ou les chasser de la communauté. Déguisés en touristes, munis de valises à roulettes, les charivaristes rendent visibles le long des parcours les vitrines de la gentrification et de la airbnbisation. De façon festive, bruyante ou menaçante, la déambulation chante, s’arrête, cible des enseignes du bas de la rue d’Aubagne, les concept stores du cours Julien, repeignent la conciergerie Airbnb du cours Lieutaud, passent un bonjour inamical ou peinturé aux agences immobilières adeptes du côté “bohème” pour asseoir leur rentabilité… (to be continued). » « Dans la ville effondrée, l’explosion du marché de la location saisonnière est un revirement brutal »
Par Victor Collet

1 . Elle causa notamment la mort de Zineb Redouane. Lire « Zineb Redouane, notre d(r)ame », CQFD n°176 (mai 2019).

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CQFD n°229 (avril 2024)

Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.

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