Vingt-cinq ans de luttes en prison
Lorentxa Berie : « On revendiquait notre statut de prisonnières politiques »
« L’arrestation en soi, c’est très impressionnant. Tu te retrouves propulsée dans un monde que tu connais pas, dont tu sens la puissance, et tu sais que c’est fini : ils t’ont entre leurs mains. C’était en 2001. On vivait en clandestinité, à quatre dans une maison d’Auch [dans le département du Gers], quand le GIGN nous est tombé dessus. En quelques secondes, on était tous plaqués au sol. J’ai essayé de m’échapper, mais j’ai fait seulement quelques pas avant d’être maîtrisée. Plus tard, des flics m’ont dit : “T’es inconsciente, on a ordre de tirer dans ces cas-là.” C’est ça l’état d’esprit… La rue était noire de flics cagoulés, armés jusqu’aux dents, qui hurlaient et s’agitaient dans tous les sens. C’était complètement disproportionné. On a passé des heures par terre, menottés bien serré à se prendre des coups de pied si on essayait de parler. Et puis on nous a amenés au commissariat, où on a subi des journées entières d’interrogatoire. Les flics nous menaçaient de nous envoyer en Espagne. Une nuit, ils l’ont simulé en nous réveillant et en disant : “On va à Madrid, là-bas ils sauront vous réchauffer.” La menace, c’était la torture par les flics espagnols.
À Fleury-Mérogis, on m’a bien fait comprendre que j’étais là pour longtemps. Mais dès le lendemain de mon arrivée, les copines m’ont appelée depuis la promenade et, en quelques heures, je me suis retrouvée avec la cellule pleine de nourriture et de vêtements. C’est un souvenir très fort. Après quatre jours sans pouvoir bouger, dans une tension extrême, t’as des copines qui réussissent à s’organiser pour que tu ne sois pas dans une cellule vide et froide. Je me rappelle de celles qui étaient là et qui chantaient. On s’était pas vues depuis longtemps, on était contentes de se retrouver… C’est une situation très bizarre ! Mais cet accueil-là, c’est magnifique. Tu comprends que tu vas pas être seule.
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Pour le procès, ils ont multiplié les procédures. Le temps de l’instruction, de 2001 à 2008, ils ont ouvert des dossiers les uns après les autres. On trouve une empreinte digitale dans un lieu clandestin ? On ouvre un dossier. Un camarade me reconnaît sur une photo ? On en ouvre un autre. Et d’un dossier à l’autre, les peines sont cumulées. Au final, j’ai pris 32 ans pour mon appartenance à l’ETA à différentes périodes. J’ai été accusée, entre autres, d’avoir collaboré à un attentat commis en Espagne. J’ai nié et les avocats ont dénoncé le fait que cette accusation était basée sur des déclarations de camarades torturés durant des jours en Espagne… Ça n’a rien changé. J’ai pris 7 ans pour cette affaire. Sur les 32 ans cumulés, on a demandé une confusion des peines qui a été partiellement acceptée, réduisant l’ensemble à 25 ans. Arrêtée en décembre 2001, je suis sortie fin avril 2021 : j’ai fait 20 ans de prison.
Huit ans de procédures, c’est très lent, très lourd. Tout se passait à Paris, mais nos avocats venaient de Bayonne, Saint-Sébastien, Bilbao, si bien qu’on était rarement assisté·es. Tu comprends vite que la justice est là uniquement pour te condamner. Chaque élément est systématiquement à charge et le moindre petit détail prend une dimension énorme. On te montre des organigrammes et on t’explique ta place dans l’organisation. Tu as beau savoir que c’est absurde et qu’ils n’ont rien compris, ils avancent quand même et s’arrangent avec la réalité. Ils inventent. Lors d’un des procès, on m’a lu un témoignage disant que j’avais été vue avec tel militant à tel moment, alors qu’à cette date il était en prison. Incroyable ! Les procès sont truffés de ce genre d’exemple.
On avait une position collective lors des procès. Comme on ne reconnaissait pas la justice française, on ne répondait pas aux questions. On lisait des déclarations. Les avocats essayaient de montrer que les procédures n’étaient pas conformes, mais les cartes étaient déjà jouées. Les juges montent des dossiers accablants sur des suppositions. Ils fabriquent une histoire qui leur convient et la presse prend le relais. Dans les articles, tu te reconnais pas du tout. Aux juges antiterroristes, je leur disais : “Le rapport de force est tellement déséquilibré que vous vous prenez pour les rois du monde. Vous dites faire une ‘guerre’ contre le terrorisme, mais vous savez très bien que vous avez des moyens disproportionnés par rapport à nous.” Ils inventaient des CV hyper impressionnants : on aurait dit qu’on était des militaires de carrière, alors qu’on était étudiants, bergers, peintres en bâtiment ! Je me rappelle d’une copine – le procureur a dit qu’elle “dégoulinait de sang”. Elle est revenue du procès en disant : “Mais c’est pas possible ! Ça passe ?!” Elle en revenait pas. Comment se défendre face à ces images ? Les personnes qui me connaissent n’y ont jamais cru, mais le problème, c’est que cette version de l’histoire a justifié la torture en Espagne, la lourdeur des peines, etc.
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En détention, on revendiquait notre statut de prisonnières politiques et on recentrait tout le temps le débat là-dessus. Être prisonnière politique, ça veut dire que t’es là parce que tu t’es battue et que tu défends des idées. Pas parce que t’as volé des millions d’argent public ou pour viol. Tu te positionnes par rapport à la prison en disant : “Vous n’allez pas faire ce que vous voulez de nous, on fait partie d’un combat et on est soutenues à l’extérieur.” T’es pas en prison pour passer le temps ou obéir comme un petit chien qui attend sa libération, tu es aussi là pour te battre.
Concrètement, nos revendications étaient surtout axées sur le fait qu’on ne voulait pas être séparées et que nos familles venaient de loin, donc on demandait des parloirs réguliers et les plus longs possibles. On arrivait aussi à poser des limites, comme de refuser certaines surveillantes qui nous agressaient lors des fouilles au corps. En prison, tu dois te battre pour chaque centimètre. L’administration n’arrivait pas à nous isoler parce qu’on gérait tous les problèmes collectivement. On disait : “Quand vous avez un problème avec l’une d’entre nous, c’est tout le groupe qui répond.” On a fait des grèves de la faim, on bouchait les œilletons sur les portes, on bloquait les couloirs et les promenades, on faisait des graffitis. On bloquait le mitard en refusant d’en sortir tant que le problème qu’on soulevait n’était pas réglé. La pénitentiaire n’avait plus de cellules pour sanctionner les autres détenues, ce qui nous mettait en position de négocier.
Les moyens de lutte en prison se retournent contre toi. T’arrêtes de manger, tu sors plus de ta cellule… C’est difficile, mais le fait d’être capable de montrer à l’administration pénitentiaire qu’on retourne leur système de punition donne de la force. Alors que la prison est très infantilisante, on gardait notre autonomie. On allait très rarement voir la SPIP1, l’éducatrice, la psy, etc. On n’a jamais accepté d’être assistées, on se débrouillait entre nous et on parlait au minimum avec la pénitentiaire. C’était très formel : on passait par des porte-parole. On était aussi solidaires avec les prisonnières de droit commun. Quand des nouvelles arrivaient, on les accueillait. Des femmes qui ne savaient pas écrire ou ne parlaient pas français, on leur préparait des courriers pour l’avocat, le juge, etc. J’ai écrit des centaines de lettres en 20 ans. On faisait des modèles et les filles se les partageaient. Il y a même des filles qui venaient vers nous en disant : “La psy m’a conseillé de venir vous parler parce que vous connaissez bien la prison et que vous êtes sympa.” Alors on passait un moment, on mangeait un gâteau. On gardait un petit espace de vie. Cette solidarité, elle est essentielle pour faire face au système carcéral, parce que du côté de l’administration, ils cherchent exactement le contraire : t’isoler et t’enfoncer la tête dans tes problèmes.
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À l’extérieur, il y avait les associations des familles de prisonniers. Elles organisaient les trajets pour les parloirs et des volontaires conduisaient des fourgons pour que les familles puissent se reposer pendant le voyage. Pour l’argent, ils faisaient des repas, des collectes. On recevait beaucoup de courrier. Et puis il y a les rassemblements : tous les derniers vendredis du mois, au Pays basque, dans des dizaines de villages, des gens se regroupent et demandent la libération des prisonniers. Tout ça existait déjà sous le franquisme, et ça continue aujourd’hui, même si en Espagne ils ont récemment rendu cette pratique illégale. Quand un prisonnier est libéré, on ne peut plus l’accueillir publiquement, c’est considéré comme apologie du terrorisme. De notre point de vue, on rend hommage à un prisonnier politique, mais pour l’État c’est pas entendable. Personne ne peut soutenir un terroriste. Pour les terroristes, il n’y a pas d’amnistie ni de libération. J’ai demandé trois fois une liberté conditionnelle. Au troisième refus, vu qu’il me restait deux ans à faire, j’ai pas insisté et préféré aller jusqu’au bout de la peine. L’avocat essayait de me convaincre, mais il a compris que même avec un dossier béton, ça ne passait pas. La dernière juge que j’ai vue a refusé de me parler pendant le procès. C’était en visio, j’étais dans mon monde, à part, et je regardais mon propre procès, comme à la télé. Un juge a récité le dossier et il a demandé : “Madame la présidente, est-ce que vous avez une question pour madame Beyrie ?” Elle ne m’a même pas regardée et a simplement répondu “non”. C’est quoi ça ? Au bout de 18 ans de prison, t’as payé ta dette, mais on t’enlève toute humanité. Les longues peines, c’est vraiment usant. Avec beaucoup de parloirs, j’arrivais à suivre ce qui se passait dehors, mais j’étais dans une position de spectatrice. Et c’est très étrange cette position.
Il faut vivre à un endroit pour bien saisir ce qui s’y joue. Quand des militants sont désignés comme terroristes, ça peut donner l’impression qu’ils ne se battent que pour eux, pour leur groupe. Mais les luttes de gauche servent à tout le monde. On a réussi à garder un cap parce qu’on savait qui on était, pourquoi on se battait, et les gens qui nous connaissaient aussi. Il y a une évidence. On n’est pas d’accord sur tout, mais le terrorisme ? Personne n’est dupe dans notre entourage.
J’ai tenu parce que j’ai été très soutenue. J’ai réussi à garder des liens forts, c’est essentiel. Et puis j’ai tout le temps pensé que je faisais pas partie de leur monde. Un jour, une surveillante m’a demandé : “Comment vous supportez tout ça, Beyrie ?” Elle changeait de poste alors elle se lâchait. Je lui ai répondu : “Supporter quoi ? Vos clés, vos bottes, vos barreaux ? C’est vous qui portez tout ça. Moi, je suis enfermée dans votre monde. Dans celui qu’on veut construire, jamais il n’y aurait ce type de prison.” Je ne me suis pas identifiée à leur histoire, donc je m’en suis sortie. Mais l’antiterrorisme c’est une grosse machine. Une très très grosse machine. »
1 Pour Service pénitentiaire d’insertion et de probation, service notamment chargé d’éviter la récidive en évaluant et en accompagnant les détenu·es.
Cet article a été publié dans
CQFD n° 227 (février 2024)
Ce numéro 227 signe le retour des grands dossiers thématiques ! « Qui sème la terreur ? », voici la question au programme de notre focus « antiterrorisme versus luttes sociales ». 16 pages en rab ! Hors-dossier, on décrypte aussi l’atmosphère antiféministe ambiante, on interroge le bien-fondé du terme « génocide » pour évoquer les massacres à Gaza, on retourne au lycée (pro) et on écoute Hugo TSR en cramant des trucs.
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Paru dans CQFD n° 227 (février 2024)
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Mis en ligne le 02.02.2024
Dans CQFD n° 227 (février 2024)
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