Frédéric Lordon et l’État

Lordon’s Calling

Dans son essai sur l’État, Imperium. Structures et affects des corps politiques (éditions La Fabrique, septembre 2015), Frédéric Lordon affirme que « la seule force est celle du vertical » et que « le bout de l’émancipation vraie est loin » et « même inatteignable », avant de convenir, en citant Beckett, qu’il faut pourtant garder le cap : « essayer encore, rater encore, rater mieux ». Le philosophe Renaud Garcia nous propose une recension critique de l’ouvrage d’un point de vue anarchiste.

LE DERNIER OUVRAGE de Frédéric Lordon se veut une cure de dégrisement administrée à la gauche critique. La lecture de Spinoza pensant la genèse des corps politiques lui permet d’écorner le prestige de trois éléments nodaux du discours de l’émancipation qui depuis Marx finissent toujours, selon Lordon, par nourrir des voeux pieux : l’internationalisme, le dépérissement de l’État, et la possibilité d’une horizontalité radicale.

Le livre part de la question suivante : comment déterminer ce qui fait qu’un corps politique se tient et dure ? D’une part, un corps politique se constitue par la puissance de la « multitude », sous l’effet d’un affect commun. Ce « droit » que constitue la puissance de la multitude, c’est l’imperium. D’autre part, chaque corps politique se distingue des autres par une certaine structure issue de l’équilibre instable entre des forces convergentes et des forces divergentes. D’où la nécessaire fragmentation de l’humanité en « ensembles finis distincts ». D’où également le fait que la multitude ne se structure qu’en canalisant les forces centrifuges qui l’animent, ce qui suppose une verticalité constitutive. En clair, il y a toujours de l’État.

"État-Shifumi" par Kalem
Kalem

L’internationalisme béat des « citoyens du monde » est mis à mal par le rappel judicieux du fait de l’appartenance, distingué avec soin de la crispation identitaire. Les corps politiques se retrouvent toujours autour d’affects communs qui produisent davantage que la somme des volontés de leurs composants. Cette « excédence du social » explique l’inévitable verticalité produite par toute collectivité de grande ampleur. Sous l’aspect des lois, des institutions, la politique se traduit donc par la présence d’un État « général », structurellement chargé de canaliser la « disconvenance passionnelle » qui menace invariablement la cohésion des grands groupes. Les anarchistes, en faisant de l’État leur pire ennemi, reproduiraient ainsi une erreur funeste : ils confondent une incarnation historique – l’État bourgeois – avec la catégorie générale de l’État. Qu’ils soient donc moins « pressés » et écoutent froidement la leçon administrée par Spinoza et son ventriloque Lordon !

Car s’il y aura toujours de l’imperium, cela ne suppose pas de cesser de lutter contre la capture étatique de la puissance du social. Parce que leurs parties constituantes, leur tracé et leur forme institutionnelle sont modifiables, les sociétés doivent s’efforcer de se réapproprier leur puissance face à ce « phénix » qu’est l’État. Mais il réapparaîtra, tentera de soumettre la collectivité à des institutions et des affects la séparant de ce qu’elle peut (marchandise, monnaie unique, nationalisme agressif, parlementarisme). Une politique d’émancipation devrait alors tendre vers une vie « hors la loi », où la raison commune guiderait le comportement humain, mais en sachant qu’elle n’est qu’un horizon inatteignable. Ou comment « persévérer dans le désir révolutionnaire sans se raconter des histoires révolutionnaires ».

Une fois refermé, le livre laisse ouvertes maintes interrogations. Et d’abord celle de savoir à qui s’adresse vraiment cet ouvrage. Les philosophes ou apparentés y trouveront sans nul doute une tentative suggestive pour mettre au travail la pensée de Spinoza dans un contexte saturé de malentendus sur la question de la « nation » et de la « souveraineté ». Le public de gauche cultivé, ici entretenu dans un dédain convenu à l’égard de la pensée anarchiste, y verra une somme salvatrice de la part d’un véritable intellectuel courageux, dont la position originale sur la question de l’État et de l’émancipation se tient à distance non seulement de l’apologie de la nation éternelle (tendance Finkielkraut), mais aussi du communisme cosmopolite (tendance Badiou ou Negri). Mais il pourrait malheureusement en aller autrement pour les lecteurs de sensibilité « libertaire ».

En effet, on a souvent l’impression, à parcourir les pages où Lordon tient tant à se démarquer de la « pensée libertaire », que notre philosophe critique en réalité un homme de paille soigneusement confectionné par ses soins. Quelques exemples. Bakounine est ramené au rang des défenseurs intransigeants de la libre association contractuelle, qui constituerait le ferment de toute société libre. Sur cette base, Lordon a beau jeu de présenter une alternative simpliste (soit le Moloch étatique à la manière de Hobbes ; soit la libre association toujours révocable), afin de dérouler sa propre solution spinoziste, nécessairement plus subtile, plus réaliste, mieux pensée, etc. On rappellera simplement que si Bakounine, dans Le Catéchisme révolutionnaire (1866), fait certes de la libre association le principe de l’organisation fédérale, il voit dans les intérêts, les besoins (ordre économique) et les attractions naturelles (qui peuvent s’effectuer entre les nations) la base de la fédération. On notera également que dans sa polémique contre Mazzini, il défendait un modèle qui part de la commune, s’élève à la province, puis à la nation pour atteindre le niveau de la fédération internationale. Or, pour Bakounine, la commune n’est pas issue d’un contrat d’association, elle est plutôt la garantie de tout contrat : elle met sous la « sauvegarde communale » les associations qui se forment en son sein.

Chez Lordon, la pensée libertaire est minorée en raison de son indécrottable naïveté, de sa conception univoque de la nature humaine, prétendument bonne, généreuse, attendant d’être retrouvée telle quelle sous la domination étatique. Faut-il rappeler à M. Lordon les dizaines de textes anarchistes indiquant que c’est bien parce que les anarchistes ne rêvent pas la nature humaine telle qu’elle devrait être qu’ils se méfient autant des positions de pouvoir hiérarchique ?

Kropotkine se voit taxé du « comble de l’errance théorique », le naturalisme du savant russe s’avérant pour Lordon totalement fantasmagorique. Mais l’idée selon laquelle la morale pourrait être un produit de l’évolution naturelle est-elle si absurde que cela ? Au fond, n’est-ce pas dire, d’une autre façon, que l’homme n’est pas un « empire dans un empire » ? Or, notre sociologue bourdieusien a décidément bien du mal à faire confiance à l’idée de nature, qu’il semble toujours suspecter d’alimenter la pente régressive des essentialismes. Tout cela consonne avec sa détestation des prétendues « communautés substantielles » auxquelles voudraient faire retour les partisans de la « Terre-Mère », et autres anthropologues anarchistes (Clastres, Graeber) tancés pour leur importation candide de modèles sociaux « clés en main ». Lordon, lui, n’idéalise pas la nature humaine, il la pense avec l’exigeante lucidité d’un moraliste du XVII e siècle s’employant à démystifier les comportements généreux à partir de la mécanique secrète de l’intérêt.

Prenons encore cette idée : les « hommes réels » sont des « complexions passionnelles » réalisant particulièrement la nature humaine, et non la nature humaine elle-même, qui est toujours « sousdéterminée ». Comment Lordon peut-il présenter cette idée comme une trouvaille théorique personnelle suggérée par Spinoza, tranchant radicalement avec le wishful thinking des anarchistes, alors que tout le travail théorique de Kropotkine par exemple a consisté à montrer comment nos potentialités naturelles se combinent dans des contextes culturels divers et rendent possible une histoire des traditions d’entraide1 ?

Que penser en définitive ? Non pas que Frédéric Lordon méconnaisse l’apport de la critique anarchiste de l’État répressif et allié du capital : il l’approuve en plusieurs endroits pour sa radicalité. Mais les affects divergents finissent par l’emporter, et commandent cette politesse distante : concéder gracieusement à l’anarchisme des « moments de lucidité » pour la reléguer après mûre réflexion au rang des chimères et des nostalgies de l’âge d’or. Il est alors surprenant, une fois résorbée l’enflure des néologismes – « basal » ; « pulvérulence » ; « empuissancement » ; « endogènement » ; « statonational » ; « condition asynoptique », etc. – et des phrases sybillines – « tel était bien l’enseignement du modèle de genèse conceptuelle dont le but était précisément de montrer le pouvoir morphogénétique des dynamiques passionnelles qui se forment endogènement dans une telle vapeur de précarité violente » –, de retrouver en conclusion un discours de l’émancipation qui emprunte largement aux fondamentaux… de l’anarchisme : l’autogouvernement, le mandat impératif, la révocabilité, ou encore le principe de subsidiarité et l’organisation locale.

Subtile mise en abyme. Évoquant l’État à la fois comme une puissance sociale en acte (imperium) et comme un pouvoir de capture, Lordon semble avoir soumis lui-même la puissance d’invention politique de l’anarchisme à une captation par un discours sociologique et philosophique réaliste, cautionné par la figure tutélaire de Spinoza. Opération intellectuelle que l’on pourra juger aussi frauduleuse que les prétendus titres de l’État à enserrer la vitalité du corps social. Pourtant, à bien lire Lordon, les libertaires pourraient sans doute cheminer quelque temps à ses côtés. Encore faudrait-il qu’après une conversation courtoise, le philosophe souverainement lucide ne les éconduise pas d’une légère tape paternaliste sur l’épaule.


1 Pour une tout autre approche de la question, je me permets de renvoyer à mon ouvrage La nature de l’entraide. Pierre Kropotkine et les fondements biologiques de l’anarchisme, ENS éditions, octobre 2015.

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
4 commentaires
  • 11 novembre 2015, 12:44, par Florian OLIVIER

    Spinoza, n’a jamais été pour l’auto-gouvernement, ou l’autogestion. Avec Spinoza, la multitude doit être sous le coup d’un "pouvoir de commandement". "De là vient que nulle société ne peut subsister sans un pouvoir de commandement et une force, et par suite sans des lois qui modèrent et contraignent l’appétit du plaisir et les passions sans frein" (Traité des autorités théologique et politique). Beaucoup de libertaires malheureusement se réfère à Spinoza, depuis que Deleuze en a exacerber les aspects désirant, au détriment effectivement d’autres auteurs plus proche simplement de la connaissance de l’Histoire des vivants (évolution).

  • 12 novembre 2015, 18:06

    Ce qui est désagréable dans le discours de Lordon par rapport à la Nature humaine, c’est qu’il a tellement peur de dire qu’il y en a une, qu’il tourne autour du pot et finit par dire qu’il y en a une sans qu’il y en ait vraiment une car le propre de la nature humaine c’est de pouvoir se réaliser de manière très différente selon l’environnement, les conditions historiques que ce soit au niveau individuel ou collectif.

    Les scientifiques en neuroscience pensent aujourd’hui qu’il y en a une, que l’on a tous plus ou moins une sorte de sens moral "organique" sélectionné par l’évolution chez notre espèce sapiens sapiens, car elle permet de vivre en groupe et de survivre. Au lieu de faire des phrases imbitables, il devrait tout simplement dire que l’homme a un sens moral naturel plus ou moins universel, de même que les hommes ont les mêmes yeux, les mêmes mains, ou la même fonction biologique à se mettre à parler (Cf Chomsky et sa grammaire universelle arguant de la faiblesse de l’input chez les enfants avant l’âge où ils se mettent à parler rendant nécessaire la présence d’un organe naturel de la parole dans le cerveau et que les langues procèdent tous d’une grammaire analogue). Bref au lieu de partir dans des considérations ultra-conceptuelles, ils devraient dire de manière définitive que l’homme est une espèce plus ou moins homogène malgré les petits, les gros, et les 0.1% de sociopathes ou de nains ou de gens qui naissent avec trois pieds. Et qu’ensuite tout est épigénétique. Nos gènes s’expriment différemment selon l’environnement. A part chez les 0.1 % de sociopathes organiques, les hommes venant de toutes les cultures se jettent pour sauver un enfant s’ils le voient courir en direction d’un trou, à part s’ils ont reçu un conditionnement culturel extrêmement puissant pour aller à l’encontre de cette pulsion naturel, par exemple si le mec est israélien élevé dans un milieu extrêmement raciste et déshumanisant les arabes et que l’enfant est un petit arabe.

  • 7 avril 2016, 21:07, par Valérie de Saint-DO

    Je suis plutôt libertaire et ne me reconnais pas du tout dans le mépris surplombant de Lordon pour cette famille de pensée, mais suis tout aussi méfiante vis à vis de la notion de "nature humaine", qu’elle soit jugée foncièrement altruiste ou foncièrement égoïste. Il n’existe pas d’humain sans interaction avecn environnement, donc une culture, les rares exceptions (enfants loups) ont adopté la "culture " de l’animal adoptant. On tombe vite dans l’essentialisme , comme celui qui stipule 1% (poru quoi ce pourcentage) de "sociopathes ... Toute caractérisation essentialiste de l’humain par la génétique me semble une pente dangereuse.

  • 22 octobre 2016, 08:58, par Vidal C.

    Je trouve que Lordon esquive en effet de se colleter de front à la question de la nature humaine, mais tombe bel et bien dans une vision pessimiste (de triste affect donc) pour articuler tt son propos sur le besoin de verticalité, somme toute natif des sociétés et des êtres humains. Et donc il a bien un avis sur la question et il pense que l’homme doit être gouverné "par-dessus". Il y a un consensus autour du "réalisme" versus les "bien pensants, les bons sentiments" autant à gauche (Lordon) qu’à droite. Ce consensus veut qu’il faut être naïf pour penser, à la parfin, que les hommes sont capables de se gouverner eux-mêmes. Dit de manière plus compliqué, en rameutant Spino, c’est bien de ça qu’il s’agit. Et pourtant, l’histoire de la pensée montre que ce sont tjr les penseurs les plus audacieux qui font le pas supplémentaire - au-delà du socialisme incarné dans un état - et au moyen d’une réflexion qui n’est justement jamais naïve, ni jamais théorique. De Malatesta à Cafiero, ou Kropotkine, que des gens pratiques, fondus dans laréalité socilae, et naturelle (Kropotkine, Reclus) que des pensée installées dans la réalité et qui tirent justement un pas plus loin la vision socialiste. Le courage et le réalisme est en fait du côté de l’anarchisme qui ne fait aucunement le pari que l’homme est bon. Mais au contraire propose des modes de faire société qui prennent en compte la complexité et sociale et individuelle des humains. L’autoritarisme est ce mouvement de recul au moment de faire le grand saut, un dernier movement régressif, un dernier repli, une ultime frilosité. Et puis autant je suis spinoziste, autant, il faut arrêter de vouloir à tte force plaquer Spinoza dans une époque qui n’est pas la sienne et qu’il n’aurait pas pu penser. L’Etat pour Spinoza était précisément un rempart contre l’arbitraire et la déraison des princes fous de son époque. Aujourd’hui, il lui aurait été impossible de penser dans ces termes. Et les affects joyeux, et le conatus, qui sont au centre de l’Ethique, auraient été mieux employés par Lordon s’il avait tiré leur logique jusqu’au bout : tt ce qui nous aliène, même un peu, nous empêche de parvenir à la béatitude. Foucault et les anti psychiatrie britanniques ont assez montré (ou Reich, j’oubliais) combien l’Etat, qq soit sa forme et sa force, aliène et fonde l’aliénation

Paru dans CQFD n°137 (novembre 2015)
Dans la rubrique Bouquin

Par Renaud Garcia
Illustré par Kalem

Mis en ligne le 10.11.2015