Le Cri du Possum #5

Lizzy Mercier Descloux : profession derviche-tourneuse

Dans ce cinquième épisode du Cri du Possum, retour sur une grande oubliée de la postérité musicale, la seule et unique Lizzy Mercier Descloux.

« Ahhhhh, cha cha cha, in the pampa. » (Lizzy Mercier Descloux, « Sports Spootnicks »)

D’elle, la postérité n’a pas retenu grand-chose, si ce n’est un tube sympathique et sautillant, mais tout ce qu’il y a de plus léger : « Mais où sont passées les gazelles ? » (1984). Pas question de cracher sur ledit titre, tant il redonnerait le sourire à un Breton bileux invité au Salon du beurre doux, mais enfin c’est un peu court, Mamie Postérité, presque insultant – quelques vagues lignes dans les journaux à sa disparition en 2004 ? Tu te fiches du monde ?

Lizzy Mercier Descloux, pourtant, c’était le feu incarné, le vent du désert et l’arôme du béton brûlé, la créativité sans limite et les transes aux airs de ballets impériaux – une sorte de mélange détonnant entre Rimbaud, Patti Smith, Fela Kuti et France Gall. De sa première formation no wave intitulée Rosa Yémen à ses incursions musicales sud-africaines ou brésiliennes, l’enfant des parisiennes Halles, vite émigrée à New York pour cause de bougeotte irrépressible, a tout au long d’une carrière musicale échevelée semé autour d’elle des regards éberlués par son énergie crépitante et ses danses solaires. Elle avait pourtant annoncé la couleur dès 1979, dans les paroles de l’un de ses morceaux les plus magnétiques, « Fire » : «  Fire / I’ll take you to learn / You’re gonna burn / You’ve been living like a little girl (mommy, moomy) / In the middle of your little world / […] You’ve been so blind / You fall behind ! / Fire / Fire »1.

New York, ce chaudron

Lizzy Mercier Descloux a 19 ans quand elle débarque à New York fin 1975, avec son compagnon et futur producteur Michel Esteban. L’endroit et le moment où tout se passe et se crée, le centre du monde désaxé. Alors qu’à Manhattan la vague pré-punk agite déjà le mythique club de nuit CBGB, où se produisent aussi bien Blondie que Patti Smith, Suicide ou Television, les deux Parisiens galopent dans les rues et les nuits agitées par toutes sortes d’étincelles culturelles, notamment les débuts du disco. Hors de question de rester à l’écart de la fièvre collective. Ils lancent donc un groupe et, gens de goût, le baptisent en hommage à deux géants du XXe siècle, la révolutionnaire allemande Rosa Luxemburg et un certain Arthur Rimbaud (qui passa la fin de sa vie au Yémen) : Rosa Yémen.

Perso, c’est par ce groupe que j’ai découvert Lizzy Mercier, via une compil assez fantastique regroupant plusieurs formations et personnages emblématiques qui s’élevaient déjà contre certaines normes de la new wave naissante : New York No Wave – The Ultimate East Village 80’s Soundtrack. Parmi les protagonistes, on trouve des sommités de salut public comme la plus punk des punks Lydia Lunch ou James Chance, ce dandy taré et extrémiste du saxophone qui, avec son groupe The Contortions, bâtissait une musique à la fois dansante et complètement distordue, bien résumée par l’emblématique « Contort Yourself » (1979) : « I’ve got what it takes to drive you insane / Now is the time to lose all control / Distort your body, twist your soul / Contort yourself, contort yourself ».

Punk, disco, new wave, no wave… Difficile de comprendre comment ont pu coexister tant de départs de feux si divergents dans le New York de la fin des années 1970 ; comment le club 54 pouvait amorcer la vague disco tandis qu’au CBGB des fondus de guitares distordues et d’expérimentations radicales hurlaient leurs assonances, de l’inquiétant Suicide d’Alan Vega aux géniaux punks-bubble-gums (le correcteur orthographique me propose « brûle-gueules », ça marche aussi) Ramones. Comme si le ragoût mitonné dans le grand chaudron contre-culturel avait été amélioré par un manitou sous amphèt’, balançant des épices musicales au petit bonheur la chance tout en se désintéressant complètement du chaos économique et social que traversait alors la grosse pomme – mhh, ça manque encore de piment. Une certitude : hormis Lou Reed et son Metal Machine Music de 1975, inaudible bloc noir de bruits électroniques hostiles, la no wave fut l’élément le plus radical de cette scène. Ce que rappelle Adèle Bertei, membre des Contortions, dans la précieuse biographie que Simon Clair a consacré à l’héroïne de cette chronique, Lizzy Mercier Descloux, une éclipse2 : « Concrètement, le punk consistait juste à jouer du rock n’ roll avec trois accords. La no wave était vraiment l’étape suivante. Il y avait une envie d’aller à la confrontation sur le terrain de la musique, de questionner ce que devait être un morceau. On détruisait donc les mélodies classiques, on explorait les polyrythmies et on pensait les concerts comme des performances théâtrales complètes. Il y avait quelque chose de très destructeur et nihiliste dans tout ça. »

Pour l’éphémère Rosa Yémen, composé de Lizzy et du guitariste DJ Banes, cela consistait à triturer sons, rythmes, notes et paroles pour façonner des atmosphères musicales venues apparemment d’autres planètes – mais néanmoins dansantes. Ils n’enregistreront qu’un maxi, en 1978, dans des conditions expéditives bien résumées par Simon Clair : « L’intégralité du disque est composé et enregistré en cabine, sans le moindre souci du principe de songwriting. Il en va de même pour les textes, hurlés instinctivement dans un enchâssement inédit d’anglais, de français et d’autres langues connues seulement de la chanteuse. »

De bric et de broc, dans la plus pure improvisation. Et pourtant ces six titres affichent une étonnante disposition à rester bloqués dans ta tête. À l’image de l’entêtant « Rosa Vertov », où sont mêlés au yaourt vocal des cris de folie d’Antonin Artaud repiqués d’une vieille émission radio. Ou bien d’« Herpex Simplex », sorte de transe en équilibre sur une guitare, après un étrange prélude déroulé aux bruits d’un paysan malien labourant une terre aride.

Dans le New York pré-1980, tout cela se fait naturellement, explosion de création agrafée au quotidien frénétique. Lizzy devient super pote avec Patti Smith, multiplie les rencontres et les liaisons (hommes, femmes, peu importe), écrit de la poésie, dessine, galope, s’impose comme une lueur des nuits sans sommeil, et sort très vite un deuxième album, sous son propre nom cette fois, Press Color. Comme c’est relou de décrire titre après titre un album, ou d’écrire des phrases techniques sur les arrangements alors que j’y connais que pouic, je me contenterais de te conseiller de l’écouter en boucle. Sache juste qu’il comprend une reprise du « Fever » d’Elvis, intitulée « Tumour », et qu’au regard du cancer qui emporta Miss Descloux, c’est à la fois triste et assez ironique – « When you put your arms around me / I get a tumour that’s so hard to bear / You give me tumour when you kiss me »3.

Note bien que cette légèreté (au bon sens du terme) est un point récurrent dans la musique de la Lizzy d’alors. On parle peut-être de no wave ou d’expérimentations soniques, étiquettes fourre-tout qui peuvent rebuter le profane, mais ses créations sont toujours « écoutables », parsemées de poésie et de rythmes entraînants. Son obsession, résumée par Simon Clair : « Ne jamais se laisser enfermer par le snobisme atonal du microcosme no wave ». D’où les élans qui suivent.

« Profession métis / à prendre ou à laisser »

Si tout commence dans un tourbillon urbain dissonant, la suite s’en inspire, tout en bifurquant. Car le marteau new-yorkais se révèle très vite trop statique pour Madame Descloux. Histoire étrange, on la retrouve bientôt aux Bahamas, enregistrant en 1982 un disque avec ses compères de Ze Records4, Mambo Nassau. Une galette faisant feu de tout bois (funk, soul, reggae...) et contenant son lot de pépites, toujours explosives – ainsi de « Room-mates » où elle clame son intention de s’ouvrir au monde « comme une derviche tourneuse ». Ce qui reste au fond son ultime leitmotiv, d’après Simon Clair : « Depuis son arrivée à New York, elle n’a cessé de s’ouvrir à des influences extérieures, allant piocher des idées au-delà des murs de Manhattan. Passionnée par le highlife ghanéen […] puis par l’afro-beat du tout-puissant Fela Kuti, la chanteuse décide après la sortie de Press Color de mettre sur pied un groupe composé de musiciens noirs pour l’accompagner sur scène. »

La prochaine étape est écrite : filer vers l’Afrique. Elle y cavalcade d’abord sur les traces de Rimbaud, pèlerinage poussiéreux qui la voit passer en Éthiopie ou au Yémen. Puis elle atterrit en Afrique du Sud, à Soweto, où, bras d’honneur à l’Apartheid régnant, elle enregistre avec des musiciens noirs locaux Zulu Rock (1984), un hymne au métissage musical, alors que la soupe world music pseudo-humanitaire sauce Johnny Clegg ne rayonne pas encore.

Celle qui dans « Wakwazulu Kewezizulu Rock » chante « Profession métis, à prendre ou à laisser / Si tu veux changer de tête / On la coulera dans l’or pur, à la taille d’un diamant » tient d’ailleurs à préciser sa position après la sortie de l’album : « C’est un disque qui raconte la rencontre entre deux mondes, pas l’histoire d’une femme européenne qui va en Afrique. Je ne suis pas partie là-bas pour retrouver les sons des tam-tams ou le sifflement des serpents ni pour ressusciter d’anciens rythmes des cavernes comme le ferait un anthropologue. La musique là-bas est vraiment vivante. »

Zulu Rock, c’est le seul album de Lizzy qui rencontrera un peu de succès en France, propulsé par l’unique « tube » de sa carrière, « Mais où sont passées les gazelles », une reprise en yaourt d’un hit local : « Ku hluvukile eka zete », du groupe Ngobeni and the Kurhula Sisters. Une petite notoriété qui ne passera pas la barre du temps, même si l’album est globalement couvert d’éloges par la critique. D’autant qu’une sombre histoire de royalties mal redistribués aux musiciens locaux fait tache – t’as déconné Lizzy.

La suite, c’est un oubli et un retrait du monde progressifs, malgré le très beau One for the soul (1986) enregistré au Brésil, avec notamment la légende du saxophone Chet Baker pour side-car, et l’envoûtant Suspense (1988), dont « The long good-bye » sonne comme prémonitoire. Impossible, ici comme pour ses années ricaines, de tout détailler. De raconter la beauté de sa reprise du « Sun is shining » de Bob Marley et la langueur de son troublant « Les baisers d’amant ». Non plus que ses velléités hélas oubliées de tourner un documentaire sur l’extrême-gauche opéraïste italienne5.

Alors plutôt que d’évoquer la fin plus triste, on en revient à la poésie, qu’elle a tant pratiqué avec sa pote Patti quand tout était horizons, promesses d’envolées. Et à ces extraits d’un recueil intitulé Desiderata, publié en 1977 à New York, que vient de m’envoyer l’amie Chloé, experte ès émeraudes oubliées. Il y a des pages de carnets griffonnées, où s’égrènent les secousses existentielles de type mantra : « Je veux la débâcle et sans attendre / Je ne tiens pas en place / Mourir ou amortir la vie […] Hush ! Hush ! Hush ! […] La bourgeoisie est une invention pour tuer l’arme à feu de mon âme. » Mais aussi des poèmes plus « classiques ». Comme « Siberian » :

« Bleu synthétiseur, chien de frisson
aigue-marine de l’œil sibérien-larmier
l’animal à longue vue subjuguée
longeant, longeant un périmètre
en pince de crabe, soûl.
Et leur maître sous électrolyse
tête – bêche manipulé de force
vers le Grand Nord.
 »

« L’animal à longue vue subjuguée », voilà assurément un descriptif qui lui va comme un gant. D’ailleurs, si elle avait connu le « Grand Nord », nul doute que Lizzy y aurait consacré un album à faire danser les ours polaires – « Ahhhhh, cha cha cha, in the toundra. »

Cette chronique est dotée d’un alter-ego radiophonique enrichi concocté par les aminches de l’émission Loco Motivo, sur l’antenne de Radio Bouton. Elle sera diffusée ce vendredi 18 février à 17h, puis écoutable ici.

Précédentes chroniques « Le Cri du Possum » :
#1 : Faire chanter la révolution : Joe Hill et les IWW
#2 : Jésus, c’est le sang (et le vin)
#3 : « Comme si la nuit du Mississippi s’était refermée sur nous »
#4 : Compil situ : la révolution par une voix détournée


1 « Feu / Je t’empoigne pour apprendre / Tu vas te brûler / Tu vivais comme une petite fille (maman maman) / Au milieu de ton petit monde / […] Tu étais si aveugle / Gaffe à la chute ! / Feu / Feu ». Une reprise de l’enflammé rocker brit Arthur Brown.

2 Playlist society, 2019. Un petit bouquin fort bien charpenté écrit pour sortir Miss Descloux de son oubli et qui a été largement mobilisé dans l’écriture de cette chronique.

3 « Quand tu m’entoures de tes bras / Je ressens une tumeur difficile à supporter / Tu me donnes une tumeur quand tu m’embrasses. »

4 Label indé mythique et éclectique que monta avec un compadre son ancien compagnon Michel Esteban à son arrivée à New York. Simon Clair en dépeint la production ainsi : « Un mix entre l’attitude frondeuse du punk, les guitares arty de la no wave et les rythmiques massives du funk et du disco. »

5 Selon le journaliste Simon Clair, dans une interview autour de son livre déjà cité.

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