Littérature : Twain, le Yankee et Camelot

Fin XIXe siècle, Mark Twain publie Un Yankee du Connecticut à la cour du roi Arthur. A travers un voyage dans les temps de la légende arthurienne, le célèbre conteur américain saisit l’occasion de moquer les possédants de son époque.

L’histoire de Un Yankee du Connecticut à la cour du roi Arthur, écrit par Mark Twain en 1889, peut se résumer simplement  : un américain, Hank Morgan, débarque on ne sait trop comment à Camelot, en plein Moyen Âge mythique.

Illustration de Dan Beard pour l’édition américaine de 1889 du Connecticut Yankee.

Là, il se plaît à ridiculiser les chevaliers de la Table ronde en les transformant en homme sandwich publicitaire. Le texte, plein d’humour, est savoureux, comme le montre la récente traduction proposée par l’éditeur L’Œil d’Or. Mais, comme souvent chez Twain, l’humour potache sert un propos politique. En effet, en se moquant des guerriers féodaux, l’auteur des Aventures de Huckleberry Finn (1885) parodie en fait l’Angleterre victorienne, notamment son aristocratie qui prend pour modèle, depuis l’édition des Idylles du roi écrit par le poète Alfred Tennyson, une version idéalisée de la chevalerie arthurienne. Twain règle aussi ses comptes avec la noblesse sudiste qui, jusqu’aux pires années de la guerre de Sécession (1861-1865), s’est elle aussi plu à s’imaginer, bercée notamment par la lecture du roman Ivanhoé (1819) de Walter Scott, comme une nouvelle chevalerie devant résister à la populace démocratique venue du nord.

Mais le roman de Twain, et c’est toute sa richesse, est aussi l’occasion d’une très verte critique de la société américaine contemporaine, alors en plein boom économique. En effet, Hank Morgan, triomphant des chevaliers, loin d’apporter la démocratie à la cour d’Arthur, se contente de transformer le pays en une gigantesque usine. La révolte des chevaliers qui finit par éclater entraîne le massacre de milliers d’entre eux à la mitrailleuse, sort qui renvoie aux Amérindiens – Twain fait explicitement la comparaison – dont les dernières poches de résistance sont au même moment écrasées à l’arme automatique. Le nom même de Morgan renvoie à celui de J. P. Morgan, un des grands banquiers américains représentatifs du Gilded Age (« âge de la dorure »), expression inventée par Twain qui décrit une ère où les richesses apparentes d’une petite minorité cachent la misère de l’immense majorité de la population. L’illustrateur de la première édition du Yankee du Connecticut, Dan Beard, prend d’ailleurs un malin plaisir à représenter un marchand d’esclaves du temps du roi Arthur sous les traits de Jay Gould, un des grands spéculateurs du rail, figure emblématique de la caste des robber barons (« les barons voleurs   »).

Bref, le roman de Twain sonne comme un avertissement. L’utopie américaine, qui était censée libérer les peuples de l’oppression monarchique anglaise, est en train de devenir un nouveau féodalisme où les « barons » de l’industrie ont remplacé ceux de l’aristocratie traditionnelle.

Un Yankee du Connecticut à la cour du roi Arthur est devenu un des grands classiques de la littérature arthurienne et a suscité de très nombreuses adaptations dans la culture de masse, notamment au cinéma. Néanmoins, dans l’immense majorité de ces versions, la charge critique de Twain contre la société américaine disparaît. L’histoire se résume alors aux exploits d’un héros venu apporter, grâce à la technologie, les lumières du progrès étatsunien dans les « âges sombres » médiévaux. En 1946, au rayon comics, Batman vient prêter main forte au roi Arthur contre le traître Mordred  : la parabole incarne l’Amérique venue aider l’Angleterre contre les nazis. Dans le film de 1949, Un Yankee à la cour du roi Arthur, le crooner Bing Crosby fait swinguer la cour du roi Arthur en chantant un titre jazzy, à l’instar des États-Unis exportant leurs produits culturels dans une Europe en ruine via le plan Marshall.

Deux phénomènes viennent secouer cette longue série d’adaptations, qui se poursuit par exemple avec Evil Dead 3 (1992) de Sam Raimi1. Tout d’abord, à partir de 1979, les versions s’infantilisent et le Yankee prend souvent l’apparence d’un enfant. Ces versions, ce n’est pas un hasard, sont parfois produites par les studios Disney qui ont fait du Moyen Âge un de leurs produits d’appel – les châteaux de Blanche Neige et de Cendrillon sont devenus des attractions majeures des parcs Disney depuis les années 1950 et la base du logo de la multinationale. La charge critique de Twain contre l’aristocratie et ses privilèges fait place à une image féérique du Moyen Âge plus vendeuse. Le temps des chevaliers n’est plus qu’un espace d’aventures.

A partir de la fin des années 1980 cependant, certains longs métrages, en mettant en scène des Africains-Américains dans le rôle du Yankee, auraient pu amener un peu de fraîcheur. Certes ni aussi bons (et de loin) ni aussi caustiques que le roman de 1889, des films comme Le Chevalier black (2001) de Gil Junger n’en sont pas moins l’occasion d’une critique de la société américaine contemporaine. La situation des habitants du ghetto y est ainsi comparée avec humour avec celle des serfs du Moyen Âge. Mais formatés pour un public familial, ces films gomment tout propos critique.

En fin de compte, il faut traverser un océan pour trouver l’une des rares versions fidèles au texte originel du Yankee à la cour du roi Arthur, en Union soviétique précisément où les œuvres de Twain ont été immensément populaires. En 1964, dans leur roman de science-fiction Il est difficile d’être un dieu, Arcadi et Boris Strougatski décrivent le dilemme de Don Rumata, terrien en mission sur une planète vivant encore dans un état féodal qui menace de tomber sous la coupe d’un groupe de fanatiques. Que faire ? Rien, ou bien intervenir ? Le héros, usant de son avance technologique, se décide pour la seconde option, avec des conséquences dramatiques. Pas plus qu’Hank Morgan, le socialiste du futur – car il s’agit bien de critiquer la prétention soviétique d’amener de manière brutale des sociétés vues comme arriérées vers la modernité – n’est mieux armé pour communiquer avec l’autre. Si le livre de Twain connaît une adaptation soviétique en 1988 – une des rares à être à peu près fidèle au texte et qui permet, au passage, de se moquer des Américains – c’est le livre des frères Strougatski qui va susciter deux adaptations. La dernière, sortie en salle en 2013 et réalisée par Alexeï Guerman, ne laisse, à l’image du Yankee à la cour du roi Arthur, aucun doute. Entre le féodalisme sombre et superstitieux et la modernité destructrice et mécanisée, l’alternative est ailleurs.


1 Au cours de ce troisième volet, le héros remonte le temps jusqu’en 1300, une tronçonneuse en guise de main et un fusil à canon scié dans l’autre.

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1 commentaire
  • 23 août 2015, 19:21, par Mike

    Mark Twain est un pseudonyme indivisible : Mark n’est pas un prénom, c’est l’équivalent anglais de Marque. Et Twain tout seul ne désigne donc pas Sam Clemens, l’auteur d’Un Yankee à la Cour du Roi Arthur (et aussi bien sûr des Aventures de Huck Finn).

Paru dans CQFD n°133 (juin 2015)
Par William Blanc
Mis en ligne le 21.08.2015