« Prolétaires de tous les pays, caressez-vous ! » Au début des années 1970, le slogan du FHAR, le Front homosexuel d’action révolutionnaire, affiche en grand l’intention de l’époque : désentraver les corps, déboulonner les carcans, démythifier les tabous autour la sexualité. L’heure est à la jouissance. Le plaisir féminin semble enfin obtenir voix au chapitre et les marches revendicatives transpirent la fierté. On martèle que l’intime est politique, que nous ne sommes pas seuls dans nos draps, qu’à coup d’interdit et de prescrit, la société s’invite dans nos ébats. Si elle a pu être vécue comme une rupture anthropologique majeure, la « révolution sexuelle » se réveille, cinq décennies plus tard, avec la gueule de bois.
Car si le sexe est sur toutes les lèvres, la façon dont il se vit suinte toujours le diktat : transformé en impératif, le droit à s’envoyer en l’air a perdu en route une partie de sa portée émancipatrice. C’est que pour accéder au rang d’individu libéré, il y a des cases à cocher : notre désir devrait être réglé comme du papier à musique, nos jouissances parfaitement symétriques, nos orgasmes systématiques. Un programme qui relève du fantasme et ne résiste pas un instant à l’épreuve de la réalité.
Surtout, « ne pas croire qu’en disant oui au sexe, on dit non au pouvoir » écrivait déjà Michel Foucault en 1976. On mesure aujourd’hui la portée du propos. Penser que la sexualité est un espace qui peut échapper aux rapports de dominations qui gangrènent tous les pans de la vie sociale est, au mieux, une chimère. « La sexualité (des femmes, des jeunes, des gays...) a été moins libérée ou émancipée que soumise à de nouveaux dispositifs de prise en charge et d’encadrement », peut-on lire sous la plume des philosophes Alain Bros sat et Alain Naze [1].
À ce sujet, s’attarder un instant sur la question du désir féminin hétéro est éclairant. Puisque les femmes auraient aujourd’hui le droit à une sexualité libérée, on entend mal qu’elles puissent avoir moins envie de sexe que leurs partenaires. Loin du terrain glissant de l’essentialisation qui laisse penser qu’elles seraient programmées bio lo gique ment pour moins désirer, une part d’explication pragmatique : on l’ou blie souvent, mais pour s’exprimer, ledit désir a besoin d’espace. Un impératif difficilement compatible avec la charge mentale qui envahit trop souvent les pensées des femmes, tuant fréquemment leurs envies dans l’œuf.
En bousculant les normes patriarcales, la communauté queer invite quant à elle à désaliéner les sexualités. Parce que le sexe entre femmes implique de repenser la phallo-centralité du plaisir ou que les rapports gays remettent en partie en question l’existence d’une « nature masculine » présupposée, la sexualité à la sauce queer porte en elle une lueur d’espoir réjouissante. Sauf que les projections se frottent à une réalité qui fait tout de suite moins mouiller : parce que s’affranchir des normes intériorisées est un chantier, il est illusoire de penser que ces sexualités ne sont pas elles aussi traversées par les rapports de domination et les stratégies de conquête du corps de l’autre. Que la question des violences a été complètement évacuée et l’hétéronormativité balayée.
Du côté des mecs cis [2] et hétéros, le patriarcat asphyxie aussi. Parce que ces hommes sont priés de cultiver la performance et de prendre leur pied dans une sexualité de pouvoir ; jouir et « faire jouir » sont davantage pensés comme les garants d’une virilité fantasmée que comme une véritable invitation aux plaisirs partagés. Pour ceux qui s’attellent à déconstruire ce mythe fumeux de la virilité et qui sont attentifs à la question du consentement, aborder la sexualité de manière décomplexée ne va pas forcément de soi. Car si la position de dominant a quelque chose de confortable et qu’il n’est pas question de dire ici que certains parviennent à n’en tirer jamais aucun profit, appartenir au camp de l’oppresseur est aussi le terrain fertile à une certaine culpabilité – parfaite pour étouffer le désir et enchaîner le plaisir.
En libérant la sexualité de sa dimension procréative, la contraception était censée garantir aux hétéros l’accès au septième ciel. Mais au fil des années, les promesses d’émancipation se sont peu à peu effilochées. Si s’autoriser à jouir sans que plane le risque de grossesse non désirée constitue en soi une libération, cette révolution restera imparfaite tant que la contraception continuera à n’être que l’affaire des femmes : plus de cinquante ans après la loi Neuwirth, c’est toujours à elles que revient cette charge [3]. Le développement de la contraception masculine n’est toujours pas à l’agenda des politiques de santé publique et les hommes s’emparent globalement peu du sujet. C’est donc aux femmes de gober quotidiennement des pilules qui ravagent leur libido et mettent potentiellement leur santé en danger, d’accepter les stérilets, les implants et leurs shoots d’hormones permanents. Si on leur assigne cette responsabilité, on leur « concède » paradoxalement moins le droit de décider par et pour elles-mêmes. Combien se sont vu refuser la pose d’un stérilet en cuivre parce qu’elles n’avaient jamais été enceintes ? Combien ont essuyé le mépris d’un médecin après avoir expliqué utiliser la méthode du retrait – en en pesant les risques et en assumant les conséquences potentielles ?
C’est un fait : la libération sexuelle est inachevée. Le corps des femmes ne leur appartient toujours pas complètement : au cours d’une seule année, « le nombre de femmes âgées de 18 à 75 ans qui sont victimes de viols et de tentatives de viol est de 84 000 », note Valérie Rey-Robert dans son livre Une culture du viol à la française (Libertalia, 2019). Un ouvrage dans lequel l’autrice rappelle au passage qu’il est temps d’en finir avec la figure du violeur, qui serait forcément l’autre, l’« étranger, en marge de la société, au sens strict “en banlieue”, c’est-à-dire tout autour de nous, en périphérie mais jamais au centre, au cœur de ce que nous reconnaissons comme un nous collectif acceptable ». Tabou devant l’éternel, le viol conjugal peine encore à être pensé. Pas étonnant quand on sait qu’en France, il aura fallu attendre 2006 pour que la présomption de consentement au sein du couple ne soit plus inscrite dans le droit [4].
Parce qu’identifier son consentement et respecter celui des autres s’apprend, s’éduquer mutuellement constitue une partie de la solution. Ouvrir des espaces de paroles, des zones d’autonomie et d’expérimentations sont autant de manières de poser ensemble les jalons de sexualités heureuses. Et puisque le rapport à ces questions se tisse aussi dans l’enfance, l’éducation des plus jeunes fait partie de ces terrains à ne pas déserter. Pour ne pas laisser le champ libre aux magnats du porno mainstream qui distillent l’idée qu’une femme ne jouirait que dans la soumission, qui fétichisent les rapports lesbiens et restreignent les imaginaires masculins. Pour ne pas laisser croire aux ados que la sexualité n’est qu’affaire de gestion de risques. Pour cultiver et défendre l’idée que le sexe vécu dans le respect, l’écoute et l’envie de partager, c’est aussi de la balle. Que si la sexualité « peut être le creuset de l’oppression, elle est ce par quoi il [est] possible de s’émanciper » [5]. Qu’elle invite à exploser les cadres et déjouer les codes, à nourrir des solidarités dans les corps entrelacés, à tutoyer le plaisir sans culpabiliser, à sans cesse (ré)inventer.
[/Tiphaine Guéret/]