Asexualité

Déserter le sexe

Le sexe est-il un besoin, au même titre que boire, manger, respirer ou dormir1 ? Pourquoi a-t-on si souvent l’impression que notre vie est foutue lorsque l’on n’a plus de sexualité partagée pendant un temps ? Dans une société où l’injonction à baiser est constante, certaines personnes ne ressentent pas ou plus d’attirance sexuelle pour les autres. Témoignage de l’une d’elles.
Par Pole Ka

Il y a les personnes qui n’ont jamais eu envie. Celles qui ont renoncé, par lassitude ou à la suite d’un traumatisme. Celles qui en ont fait un choix politique. Celles qui...

Qu’est-ce qu’être « asexuel » ? Il y a, évidemment, autant de manières de vivre l’absence de sexualité partagée qu’il existe de personnes concernées. Mais quelques conceptions dominent tout de même. À commencer par celle de l’Association pour la visibilité sexuelle (Ava), qui définit l’asexualité comme « une orientation sexuelle », au même titre que l’hétérosexualité ou l’homosexualité par exemple. Selon l’Ava, l’asexualité est « le fait de ne pas ressentir d’attirance sexuelle » pour autrui – un concept à distinguer de l’abstinence qui, elle, serait un choix. D’autres personnes, au contraire, voient clairement leur asexualité comme le fruit d’une décision. Une décision parfois motivée par le refus du système de valorisation qui accompagne la sexualité : le triptyque fumeux du « Si tu es baisable, tu es valorisé, donc épanoui ». Un choix politique donc, qui peut aussi reposer sur le rejet des normes physiques et comportementales que véhicule le sexe, voire sur une critique de l’hypersexualisation publicitaire des corps. Un choix, enfin, qui provient parfois d’une lassitude face à la place démesurée que prend souvent ce sujet dans nos têtes, dans nos vies et dans nos relations sociales.

Plongée dans la trajectoire particulière d’une personne asexuelle.

Un choix ?

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« Je ne sais pas si j’ai complètement choisi mon asexualité. Depuis toute gamine, je n’ai jamais eu de réel attrait pour le sexe. À neuf ans, j’avais déjà des formes, des seins et mes règles. Surtout, j’avais d’énormes douleurs dans le bas-ventre. J’ai bientôt cinquante ans, et l’année dernière, on m’a enfin diagnostiqué une endométriose2. Le fait de m’être construite avec un corps douloureux – notamment dans la zone périnéale – a clairement joué sur ma sexualité. La pénétration me faisait hyper mal. Pendant très longtemps, j’ai pensé que c’était juste psychologique, que je n’étais pas assez excitée.

Par ailleurs, j’ai toujours dissocié ma sexualité : je ne pouvais pas coucher avec les personnes dont j’étais vraiment amoureuse, et il ne m’était pas possible de tomber amoureuse de celles avec qui je couchais. La seule fois de ma vie où les deux ont failli concorder, la personne m’a violée. »

« J’ai fait comme tout le monde »

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« Même si je m’emmerdais sévère dans ma sexualité, j’ai compris que le sexe était un outil de sociabilisation. Alors j’ai fait comme tout le monde. Dans ma vingtaine, je couchais avec plein de gars. Au début d’Internet, il y a même un moment où j’ai monnayé ça pour vivre. La misère sexuelle que j’ai rencontrée là-dedans m’a pas mal désespérée. Et puis la sexualité hétéro me paraissait un peu pathétique : ce truc de “papa dans maman”, les préliminaires qu’on ne considère pas comme une sexualité à part entière. J’avais l’impression que certains de mes potes homos avaient une sexualité bien plus libérée.

Tout le monde parle de sexe tout le temps. Donc, oui, quelque part, j’attendais une révélation. Je pensais qu’il manquait quelque chose à ma vie si je ne connaissais pas de plaisir dans ma sexualité, et le dit “orgasme”. Maintenant, avec le recul, quand j’entends les gens parler de leur vie sexuelle, je me rends compte qu’il y a assez peu de personnes qui se sentent vraiment épanouies.

À cette époque-là, j’ai quand même continué à chercher : je me suis mise à partager ma sexualité avec des filles, plutôt des butches3, mais ça ne marchait pas mieux. Et puis j’ai rencontré des personnes trans, et j’étais heureuse de pouvoir rencontrer des corps différents. Mais rien n’y faisait, je n’avais toujours pas de réel plaisir sexuel. Je me suis dit que le problème ne venait peut-être ni des hommes ni des femmes. Alors je me suis tournée vers d’autres pratiques, notamment le BDSM4. En théorie, c’est intéressant pour les personnes qui ont vécu des violences sexuelles, ça permet de travailler le consentement. Mais dans les endroits où je l’ai pratiqué, j’en ai vite vu les limites. L’oppression systémique dont sont victimes les femmes me semble compliquée à dépasser, même dans ce genre de pratique.

En réalité, rien ne me faisait vraiment monter au plafond. J’avais plus de shoot de plaisir avec du sucre ou de la drogue qu’avec le cul. Je n’ai sûrement pas rencontré les bonnes personnes au bon moment, notamment à l’adolescence. Et puis je crois que j’aurais aimé qu’on m’explique que la sexualité n’est pas forcément pénétrative. Finalement, je me suis dit que cette quête du plaisir et de l’orgasme n’était peut-être qu’un fantasme ou que je ne pouvais simplement pas y accéder. »

« La pression est retombée »

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« Même si j’ai eu toutes ces expériences, je crois que dans le fond, le sexe ne m’a jamais vraiment intéressée. Mais je ne trouvais pas le déclic pour arrêter. En fait, il n’y a pas un jour où j’ai décidé d’être asexuelle. J’ai juste fait le constat que c’était beaucoup trop d’énergie et de complications, pour trop peu de choses agréables. Et il y a clairement une pression qui est retombée quand j’ai arrêté d’avoir une sexualité. Arrivée à mon âge, je sens qu’on est quelques-unes à faire ce choix parce que nos vécus de femmes n’ont pas été très simples. Qu’à presque 50 ans, tu n’es plus sur le “marché”, et je n’ai plus envie de jouer avec ces codes. Je considère aussi que ce besoin de sexualité est très culturel, que c’est aussi un instrument patriarcal qui nous ramène sans cesse, en tant que femme, sur le terrain de la reproduction.

Je n’ai pas l’impression d’avoir un manque. Je regrette parfois ce shoot que certaines personnes disent ressentir avec le sexe. Je suis masseuse et j’adore vraiment ça. Pour moi, ce plaisir du massage est finalement bien plus intense que ce que j’ai ressenti quand j’avais une vie sexuelle. Et puis quand je ressens un manque affectif, je me remémore toutes les complications que mes relations engendraient, et je me sens mieux dans mon choix de couper avec tout ça.

En fait, je voudrais du sexe fluide et simple, sans enjeu affectif. C’est presque comme croire au prince charmant. J’ai bien compris que ça n’existe pas, alors j’ai choisi de déserter. »

Propos recueillis par Cécile Kiefer

1 Le psychologue américain Abraham Maslow a théorisé, dans les années 1940, la fumeuse et désormais controversée « pyramide des besoins ».

2 Maladie gynécologique causée par la présence de cellules de l’endomètre (muqueuse de l’utérus) en dehors de l’utérus. D’après l’Inserm, l’endométriose touche environ 10 % des femmes et 40 % de celles qui souffrent de douleurs chroniques dans le bas du ventre. Parfois asymptomatique, elle peut aussi provoquer d’intenses douleurs et entraîner une infertilité. Elle est souvent diagnostiquée très tardivement, des années après l’apparition des premiers symptômes.

3 Les butches sont des lesbiennes qui adoptent des comportements, des allures, des occupations et/ou un habillement associés aux hommes dans la culture occidentale.

4 Bondage, discipline, sadomasochisme.

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