Chroniques portuaires
Les rendez-vous manqués des quais
« C’est la CGT qui a mis au monde l’homme docker, on ne renie pas ses parents ! »
Jean Crépin, prêtre-ouvrier, première carte de docker
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Quiconque s’est penché sur l’histoire des dockers s’est fatalement intéressé aux partis communistes et à la IIIe internationale. Lisez Sans Patrie ni frontière1 de Jean Valtin, voyez les stratégies déployées par le Komintern pour rallier marins et ouvriers portuaires à la cause soviétique ; regardez la propagande de Carpita dans son Rendez-vous des quais, film sur les grèves des dockers marseillais durant la guerre d’Indochine. Les ports, incontournables plaques tournantes des flux marchands, ont été les avant-postes du combat social. « À l’époque, c’étaient pas les patrons qui commandaient, c’était le syndicat… Il faut reconnaître que c’était de la tyrannie, mais au bénéfice des dockers », raconte un retraité à Jean Rolin dans son bouquin Terminal Frigo. L’époque, c’est celle de l’après-guerre, celle qui a vu la Fédération nationale des ports et docks (FNDP) de la CGT devenir la patronne des quais grâce à la loi du 20 août 1947.
Date de naissance. Le métier se professionnalise, les dockers sortent d’une certaine précarité. « On était en intermittence, on avait une indemnité chômage payée par une caisse nationale de contribution des dockers. Les patrons cotisaient sur la base salariale, ils nous indemnisaient les jours où l’on ne travaillait pas. » Un bon système selon Gilles Denigot, docker retraité du port de Saint-Nazaire et secrétaire général de la CGT, puis du syndicat dissident qu’il a contribué à créer, le CNTPA (Coordination nationale des travailleurs portuaires et assimilés), pendant 25 ans. Influencée par le PCF, cette loi soustrait les dockers à toute dépendance vis-à-vis des entreprises de manutention et place la CGT – syndicat unique et omnipotent – au centre du dispositif.
Denigot se souvient. « On avait le BCMO, bureau central de la main-d’œuvre, où les dockers venaient chaque jour. Tel bateau, untel, untel et untel. Et hop, les gars partaient bosser. C’est là qu’on faisait la rotation du travail. Tous les jours. Donc on avait 300 dockers à huit heures le matin. C’était un lieu social et les gars venaient parce qu’il y avait souvent des prises de parole du syndicat avant l’embauche. Après, ça s’est informatisé. Aujourd’hui, le mec tape son code sur un serveur et il sait où il bosse. »
Gilles Denigot est devenu docker en 1970. « Je suis arrivé là avec un mec qui faisait partie de la Gauche prolétarienne, un établi. On est venu gagner trois sous et on a fait notre première journée de docker occasionnel ensemble. Lui est devenu écrivain – c’est Jean Rolin – et moi docker. » En 1972, il obtient sa carte G, celle qui permet d’avoir la priorité d’embauche lorsqu’il y a du travail sur le port. « Je suis entré dans un milieu très particulier, se souvient-il. À l’époque les ports étaient dominés par la culture communiste et par une CGT très musclée. J’y ai adhéré parce que tout le monde le faisait, mais aussi parce que ça me paraissait utile de participer aux combats collectifs et à la réflexion générale. Mais j’ai réussi à éviter la double adhésion au Parti communiste. Avec le recul, je me rends compte que ça m’a sans doute valu des problèmes avec la CGT. Parce que devenir secrétaire du syndicat, siéger nationalement avec les secrétaires généraux des 35 ports de commerce quand on n’est pas au Parti communiste, c’était spécial... »
La loi de 1947 organise les docks jusqu’aux années d’hiver. Fin 1980, tout le petit milieu affairiste et gestionnaire s’accorde pour la rendre responsable des deux grands maux touchant les ports français : la faible compétitivité et le trop grand pouvoir accordé à la CGT, alors en mesure de bloquer n’importe quel port. Rajoutez à ça la mécanisation du métier – à travers la conteneurisation – et vous obtenez un chômage qui augmente en flèche depuis le début des années 1980. De quoi faire des trous dans la caisse.
Et l’Europe, les dettes, elle n’aime pas ça. La perspective du marché unique en 1993 viendra parachever la réforme du statut des dockers. Initié par Jean-Yves Le Drian, alors secrétaire d’État à la mer, la nouvelle gouvernance portuaire est adoptée au Parlement en juin 1992, avec pour principal objectif de réduire le nombre de dockers et de casser le monopole d’embauche. Pour ce faire, elle propose que chaque port définisse le nombre de cartes G (dockers professionnels) pour lequel il estime pouvoir fournir du travail – manière de mettre fin au système de l’intermittence. Ceux qui n’en sont pas titulaires devront se tourner vers la mensualisation dans des entreprises de manutention ou seront invités à se réorienter dare-dare vers une autre profession. L’arrêt de mort du BCMO, lieu social et syndical appelé à devenir « sanctuaire d’une religion disparue » – dixit Jean Rolin.
Mais la FNDP-CGT n’entend pas être reléguée, ainsi, dans les poubelles de l’Histoire. Elle refuse tout changement, arguant que le discours alarmiste du gouvernement vise à ouvrir la brèche de la privatisation des ports. Une position qui ne fait pas l’unanimité au sein de l’appareil confédéral de la CGT, alors en plein questionnement stratégique. Un conflit s’ensuit, extrêmement violent. Non pas de cette violence inhérente à tout mouvement social, mais d’une violence fratricide qui exhale les effluves d’une fin de règne. Les effets s’en font toujours sentir aujourd’hui dans la communauté des dockers, dynastie familiale dont les membres ont toujours été CGTistes et communistes.
Le port autonome de Nantes-Saint-Nazaire, quatrième port national2 , entre alors en dissidence – suivi peu après par une partie des dockers de Dunkerque. « Nous, on a vu que cette réforme irait jusqu’au bout et que la fédération allait sacrifier tous les ports de moyenne importance au profit des bastions Marseille et Le Havre, explique Denigot. Puis on a pris ici la décision collective de ne pas suivre le mouvement. » Contrairement à Dunkerque où le caractère fratricide de la baston fut très marqué, les quais nazairiens étaient gérés de manière plus coopérative « que dans la culture communiste, au sens vertical des choses », comme le précise Gilles. Et ce n’est pas la première fois que les dockers de Saint-Nazaire se frottent à la ligne de la Fédération nationale, ils l’avaient déjà fait lors de la lutte contre la centrale nucléaire du Pellerin, du soutien à Solidarnosc ou des tentatives de syndicats libres en Union soviétique.
Saint-Nazaire, donc, entre en dissidence un an avant que n’éclate le conflit. Une réunion houleuse opposant dockers nazairiens et représentants fédéraux est même filmée – en octobre 1991 – afin que les propos des premiers ne soient pas dénaturés par les seconds. Le syndicat nazairien se retrouve ainsi coincé entre Fédération et patronat local, tandis que le syndicat nantais décide de suivre la ligne nationale – soit 48 heures de grèves par semaine. Mais cette fermeté illusoire de la CGT nantaise ne suffit pas à masquer la réalité d’une stratégie opaque, consistant à gonfler les muscles tout en négociant discrètement par derrière – ici, avec les entreprises de manutention afin de faire baisser les effectifs des dockers de 28 %3.
À Saint-Nazaire l’ambiance est plutôt à la coopérative. « On a négocié la réforme, nous dit fièrement Denigot, mais on est pas rentré comme le gouvernement le voulait. On a créé une sorte de coopérative ouvrière, qui n’en était juridiquement pas une, mais dans laquelle les dockers étaient tous actionnaires majoritaires. » Ça donnera Atlantique service manutention (ASM), société anonyme dont le capital est détenu par les dockers et les manutentionnaires. « On a géré notre propre truc, dans lequel les employeurs étaient actionnaires minoritaires et siégeaient au conseil d’administration. On avait des contrats commerciaux, avec un pouvoir des travailleurs et des syndicats. On disait, ‘ on respecte la loi, on est mensualisé ’, mais la loi ne dit pas sous quelle forme. Et cette forme, on l’a choisie collectivement. Magnifique bagarre. »
Sauf que… cette manière d’être « partenaire-associé » finit par faire grincer quelques dents. Dix ans après la bagarre, la CGT resurgit sur les quais de l’estuaire. D’anciens proches de Denigot « ont pointé du doigt le temps de travail à rallonge et les entorses au droit du travail4 ». Ce qui s’est passé à Saint-Nazaire est finalement à l’image du nouvel esprit managérial : chacun doit s’impliquer au maximum dans la bonne marche de son entreprise – quand il ne se transforme pas lui-même en entrepreneur. Et, au final, la question syndicale, elle, est toujours là.
1 Babel, 1997.
2 En 1986, Marseille pesait 98,6 millions de tonnes de trafic global, Le Havre 47,2 millions de tonnes, Dunkerque 32,4 millions et Nantes-Saint-Nazaire 24 millions.
3 Manuella Noyer, Christophe Patillon, « La fin d’un monde ? Les dockers de Loire-Atlantique et la réforme de 1992 », Vingtième siècle. Revue d’histoire 2012/4 (N°116).
4 Ibidem.
Cet article a été publié dans
CQFD n°152 (mars 2017)
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Paru dans CQFD n°152 (mars 2017)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Laura Ancona
Mis en ligne le 23.11.2019
Dans CQFD n°152 (mars 2017)
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