Les membres des comités de la commune sont chargé.es de régler les demandes et les besoins de la population. Ou, quand ce n’est pas possible, de faire remonter l’affaire à l’échelon supérieur (quartier, ville, canton...). Ainsi par exemple, lors de cette assemblée de quartier qui rassemblait les co-président.es de douze communes, a été discuté le soutien matériel à apporter aux familles réfugiées venues d’Afrin – ville kurde de l’ouest de la Syrie, passée sous contrôle de l’armée turque et de ses supplétifs en janvier 2018, ce qui occasionna le déplacement de 200 000 habitants du canton.
« C’est la première fois que les Kurdes s’organisent de cette manière, commente Ayse Efendi. Pourtant, cette auto-organisation a des racines historiques : avant, c’étaient des conseils de famille, de tribus. Les communes que nous construisons ne sont pas basées sur les liens tribaux ni sur ceux du sang. Tout le monde peut y participer, et cela permet de lutter contre le conservatisme. » Il est toutefois difficile de démêler les fils du maillage complexe du confédéralisme démocratique qui repose sur de multiples assemblées de base et se structure ensuite jusqu’à l’administration régionale : Komun (Commune) / Meclîsa Taxa (Assemblée de quartier) / Meclîsa Bajarê (Assemblée de ville) / Meclîsa Kantonê (Assemblée du canton) / Meclîsa Suriya Demokratik (Conseil démocratique syrien) [3].
Quelques jours plus tard, nous voilà dans les locaux d’une assemblée de Manbij, ville la plus à l’ouest de la zone contrôlée par l’administration autonome depuis août 2016 par les Forces démocratiques syriennes (FDS), coalition de milices kurdo-arabes. Assis dans un coin de la pièce, Hussein Muhammad fume cigarette sur cigarette en sirotant son café. La journée est calme pour ce co-président du comité de paix d’une assemblée de quartier. Membre influent d’une tribu arabe locale, il a intégré le projet politique de la Fédération démocratique de Syrie du nord (FDNS). Cette fédération, proclamée en mars 2016 mais non reconnue, ni nationalement ni internationalement, repose sur un « contrat social » : une constitution qui garantit les droits à la libre organisation de tous les groupes de la population, ethniques, religieux ou de genre.
L’inclusion est un défi à relever pour le conseil civil (municipalité) de Manbij, mosaïque ethnique et linguistique d’environ 100 000 habitant.es, composée de 70 % d’Arabes, de 20 % de Kurdes, de 5 % de Turkmènes et de Circassiens, d’Arméniens et de Tchétchènes. L’arrivée des forces kurdes a soulevé quelques craintes parmi la population arabe de la ville, inquiète de tomber sous un nouveau joug après celui du régime et des djihadistes. Mais « quand les Kurdes ont commencé à mettre en place le système actuel, nous avons vu qu’ils ne faisaient pas de discriminations, déclare M. Muhammad. Ils nous ont inclus dans ce nouveau système, et donc nous l’acceptons. Les tribus ont une place importante ici, mais en même temps les gens acceptent la fraternité entre les peuples. C’était une stratégie des Assad de monter les différents groupes ethniques les uns contre les autres. Maintenant, c’est l’inverse. Nous devons surmonter nos anciennes divisions. »
La mise en place des structures démocratiques se heurte toutefois à des difficultés qui ralentissent sa mise en œuvre. La population, qui bataille au quotidien pour trouver de quoi se nourrir et se loger, peine à trouver le temps d’assister aux diverses assemblées. Les mentalités sont longues à changer, aussi. On ne passe pas en un clin d’œil de dizaines d’années sous un régime brutal et autoritaire, qui dissuadait la population de s’investir dans le champ politique, à un système où les habitant.es sont encouragé.es à s’auto-organiser localement. Le manque de formation peut aussi décourager à prendre des responsabilités. L’administration autonome ouvre des formations pour les adultes, mais cela est parfois perçu comme une volonté de mise au pas, tant l’idéologie öcalaniste y est prégnante.
De plus, comme le régime s’appuyait fortement sur les dynamiques tribales, certaines tribus de la région de Manbij et de Raqqa réclament son retour dans l’espoir de retrouver les privilèges dont ils bénéficiaient. Enfin, celles et ceux qui travaillent concrètement à la mise en place du confédéralisme démocratique, notamment les femmes, sont l’objet de menaces des clans traditionnels, mais aussi de groupes à la solde de la Turquie.
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La révolution par les femmes, un combat
Au Rojava, le conservatisme reste très fort. Malek est co-présidente d’une commune près de Manbij : « Je viens d’un village très conservateur, c’est une révolution pour moi d’être ici, mais c’est très dur. Mon mari me bat tous les jours et me frappe au visage parce que je participe à la révolution. Je veux que vous le sachiez. » L’administration autonome du nord de la Syrie travaille tout particulièrement en direction des femmes. « Les communes sont en train de se mettre en place, il y a besoin de femmes qui prennent les postes de co-présidentes. Il faut à la fois répondre aux besoins des femmes, mais aussi travailler sur l’organisation », explique Hevî, de l’assemblée des femmes de Manbij.
Les académies des femmes, gérées en non-mixité, se chargent de la formation politique mais aussi d’aspects très concrets : permis de conduire, autodéfense, apprentissage de la langue kurde, planning familial... Fatma, 17 ans, est co-présidente de la commune de son village. Elle travaille sur la question des violences sexistes. Quoique intimidée, elle témoigne : « Quand je suis venue à l’académie et que j’ai vu toutes ces femmes de différents horizons ensemble, j’ai été agréablement surprise. Mais ça reste très difficile de participer à ces classes. Moi j’avais un avantage, c’est que mon père connaissait le mouvement. En venant, j’ai ramené quatre autres femmes avec moi. Depuis, le village me considère comme une sorcière. Quand je suis devenue co-présidente de la commune, j’ai pensé à me suicider à cause de la pression sociale. J’ai même reçu des menaces de mort de la part des mercenaires qui travaillent avec l’armée turque. Mais je veux montrer aux filles de mon âge que c’est possible d’y arriver. »
Nadia a une cinquantaine d’années, elle est turkmène : « Quand il y avait Daech, la femme n’existait pas. Elle était écrasée, soumise, vue comme un outil de reproduction. Mais après l’arrivée de la démocratie, toutes les femmes ont montré leur existence. Ici nous sommes toutes pareilles. Il n’y a pas de Kurdes ou de Turkmènes, ou d’Arabes. Nous travaillons ensemble, débattons ensemble, nous faisons toutes face aux mêmes problèmes. Avant moi aussi j’étais à la maison, je m’occupais de mes enfants, de mon mari, je cuisinais. Avec l’arrivée de la démocratie ça a changé. Maintenant je sais que j’ai un objectif. »)]