Culture du viol dans le cinéma

« Les forteresses sont bien gardées »

Geneviève Sellier, autrice du livre Le Culte de l’auteur – Les dérives du cinéma français (la Fabrique, 2024), nous aide à comprendre le système qui fait du 7e art un lieu privilégié d’emprise sur les femmes.
Manon Raupp

Il y a six mois, les affaires Godrèche et Depardieu ont rouvert les débats sur les violences sexistes dans le cinéma français. Mais derrière les coups d’éclat médiatiques, c’est un système qui permet de tels abus, celui-là même que dissèque Le Culte de l’auteur – Les dérives du cinéma français (la Fabrique, 2024), paru en septembre. À travers une série d’analyses filmiques, Geneviève Sellier démontre qu’on ne peut pas séparer l’homme de l’artiste et que le cinéma d’auteur produit de la domination masculine1. Entretien.

Comment est né le cinéma d’auteur ?

« En 1948, la France a construit un système de financement permettant au cinéma de se reconstruire après-guerre. Chaque ticket acheté comporte une taxe, reversée au Centre national de la cinématographie (CNC). Le produit de cette taxe, intitulée “aide automatique”, est reversé aux producteurs, au prorata des entrées faites par leur film précédent. En 1959, avec la création du ministère de la Culture, une autre aide est mise en place : “l’avance sur recettes” qui vise à encourager des films “ambitieux artistiquement”. Le CNC a ainsi mis en place un système de production à deux vitesses, d’un côté un cinéma d’auteur à petit budget diffusé dans les salles d’art et d’essai, de l’autre un cinéma s’adressant au grand public. »

C’est à ce moment-là qu’apparaît la Nouvelle Vague, dont beaucoup de cinéastes contemporains s’inspirent. Vous définissez ce courant comme « un cinéma au masculin singulier »2

« Truffaut, Chabrol, réalisateurs stars de ce qu’on a appelé la Nouvelle Vague, ont fait leur premier film grâce à de l’argent familial. Cette nouvelle génération revendique de faire des films personnels avec des budgets plus modestes, grâce à l’absence de star, au tournage hors des studios, à des caméras plus légères et à de la pellicule plus sensible. Avec l’avance sur recettes, ce modèle se déploie et impose une conception de l’artiste qui date en réalité du XIXe siècle : le mythe romantique du génie solitaire qui, grâce à son inspiration, va engendrer son œuvre. Jusqu’alors, le cinéma était associé à la culture populaire et donc souvent méprisé par les élites françaises. Le cinéma d’auteur gagne en prestige. Les scénaristes disparaissent (les réalisateurs écrivent leurs propres scénarios) et on emploie moins de techniciens, ce qui permet de faire des économies et de passer outre aux réglementations professionnelles. Le réalisateur impose ainsi son autorité au collectif, avec l’appui du producteur. Cela produit un milieu professionnel particulièrement hiérarchisé et inégalitaire, où tout est permis et justifié par la renommée de l’artiste : sous prétexte de liberté de création, les équipes techniques sont souvent sous-payées et les abus deviennent systémiques. Ce cinéma au “masculin singulier” donne finalement une nouvelle légitimité à la domination masculine. »

De la Nouvelle Vague à aujourd’hui, vous montrez la récurrence de personnages féminins souvent réduits à des objets de désir. Est-ce que ces représentations sont liées aux comportements des réalisateurs sur les tournages ?

« Je considère qu’on ne peut pas séparer l’homme de l’artiste, que les films de ces auteurs sont en rapport direct avec leur comportement dans la société. Les fictions qu’ils produisent sont des représentations de leurs fantasmes. Les femmes n’y existent qu’à travers le désir des protagonistes masculins, sortes d’alter ego de l’auteur.

Les cinéastes abuseurs ont joui d’une grande complaisance de la part du milieu du cinéma et la critique n’a jamais souligné le caractère problématique des histoires qu’ils racontent

Dans les années 1980, la “révolution sexuelle” est dévoyée en injonction faite aux femmes de se rendre disponibles au désir des hommes. Des cinéastes renouvellent régulièrement leur “cheptel” de jeunes actrices sur lesquelles ils exercent une véritable emprise. Ce n’est pas un hasard si Jacquot s’est dépeint en Sade ou en Casanova… Et ces fantasmes ont des effets sur les tournages. Quand ces jeunes actrices tentent de résister, le prix à payer est énorme. Un des cas les plus emblématiques est celui de Maria Schneider, qui joue dans Dernier tango à Paris, à l’âge de 19 ans. C’est l’histoire d’un veuf dépressif incarné par Marlon Brando, qui se livre à des jeux érotiques violents avec une jeune bourgeoise. Dans ce film de Bertolucci, une scène de sodomie a fait scandale et favorisé le succès du film (couronné par deux Oscars). On apprendra par la suite que ni le réalisateur ni l’acteur n’avaient prévenu l’actrice de ce qui allait se passer. Celle-ci a vu sa carrière et sa vie profondément affectées par cette agression sexuelle. Ce genre d’abus est récurrent et systémique.

Vous pointez la responsabilité des critiques dans le maintien de ce système.

Ces cinéastes abuseurs ont joui d’une grande complaisance de la part du milieu du cinéma, et la critique n’a jamais souligné le caractère problématique des histoires qu’ils racontent, se contentant d’en louer la qualité artistique. Les critiques deviennent les “passeurs” des films d’auteur, selon la formule de Serge Daney. Leur monde fonctionne en miroir du monde des auteurs, par la cooptation, et entretient une grande proximité avec les cinéastes. Par ailleurs, les revues les plus prestigieuses comme les Cahiers du cinéma ou Positif étaient exclusivement écrites par des hommes jusque récemment. Donc oui, les forteresses sont bien gardées. Celles de la production, de la critique, du CNC… De même, Thierry Frémeaux, délégué général du Festival de Cannes est aussi le directeur de l’institut Lumière, avec des mandats sans limites de temps. Cela choque dans une société qui se prétend démocratique… »

Le fait que les femmes réalisatrices soient de plus en plus nombreuses contribue à changer les représentations. Et en même temps, les « films de femmes » n’échappent pas toujours au modèle masculin du cinéma d’auteur.

« Dans les films réalisés par des femmes, les personnages féminins sont généralement plus développés, plus divers en termes d’âge, d’apparence physique et de statut socioprofessionnel. Mais dans une société imprégnée par l’idée de la domination masculine, les femmes, si elles veulent exister, doivent adhérer peu ou prou au modèle idéologique dominant. Catherine Breillat, dans L’Été dernier, son film le plus récent, raconte une histoire d’inceste entre une femme et son beau-fils. Il a été encensé par la critique comme “une fantastique histoire de passion”. Cette réalisatrice a manifesté à plusieurs reprises son hostilité au mouvement #MeToo sous prétexte de préserver sa liberté de création. L’actrice Caroline Ducey vient de publier un livre, Prédation, nom féminin, dans lequel elle raconte comment Catherine Breillat l’a forcée à un rapport non simulé sur le tournage de son film Romance (1999). Breillat illustre d’une façon terrible comme une femme peut s’approprier la figure de l’artiste au-dessus des lois. »

Aux États-Unis, le mouvement #MeToo a d’abord visé un producteur, Harvey Weinstein. En France, ce sont des réalisateurs qui sont attaqués. Ce n’est pas anodin…

« Les États-Unis n’ont jamais fait comme si le cinéma était un art. C’est une industrie, traversée par des rapports de domination capitalistes, avec des syndicats qui essaient de faire contrepoids. En France, comme le cinéma se veut “artisanal” et qu’il est aidé par les pouvoirs publics, son fonctionnement capitaliste est masqué. La figure de pouvoir, c’est le réalisateur. Et c’est plus difficile d’attaquer un artiste qu’un capitaliste ! »

Propos recueillis par Pauline Laplace

Quand une actrice prend la caméra

Cheveux blonds, peau diaphane et silhouette élancée, Delphine Seyrig était une actrice française de renommée internationale, qui a notamment joué dans des films de Claude Chabrol, François Truffaut ou Luis Buñel. Dans les années 1970, Delphine Seyrig prend position et revendique son féminisme. En 1976, elle prend elle-même la caméra et réalise Sois belle et tais-toi !

Ce film essentiel compile les témoignages de 23 actrices françaises et américaines qui racontent les violences subies, les colères accumulées et les frustrations endossées dans leur métier. Forcées d’entrer dans des corps et des rôles auxquels elles ne s’identifient pas, elles subissent dans leur chair la vision du monde des hommes qui les dirigent. On y croise entre autres Jane Fonda, qui raconte comment, allongée sur une table d’opérations, des producteurs et réalisateurs lui conseillaient de se teindre en blonde, de se faire casser la mâchoire pour creuser ses joues, de faire refaire son nez et de porter des faux seins. Jane Fonda dénonce « une aliénation » entre qui elle est et son image, qui la pousse à ne plus se taire.

Alors qu’en 1972, une journaliste de plateau télé lançait « l’agressivité qu’on retrouve dans le Mouvement de libération des femmes ne le rend pas sympathique », Delphine Seyrig répondait cinglante : « Je ne sais pas si le calme des hommes est tellement sympathique. »


1 Voir également son site « Le genre et l’écran », où elle publie des analyses de films sous un prisme féministe : genre-ecran.net.

2 La Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier, CNRS Éditions, novembre 2005

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Cet article a été publié dans

CQFD n°234 (octobre 2024)

Dans ce numéro, on revient avec Valérie Rey-Robert sur ce qu’est la culture du viol dans un dossier de quatre pages, avec en toile de fond l’affaire des viols de Mazan. On aborde aussi le culte du patriarche et les violences sexistes dans le cinéma d’auteur. Hors-dossier, Vincent Tiberj déconstruit le mythe de la droitisation de la France. On se penche sur les centres d’accueil pour demandeurs d’asile en Italie, avant de revenir sur la grève victorieuse des femmes de chambres d’un hôtel de luxe à Marseille. Enfin, on sollicite votre soutien pour sortir CQFD de la dèche !

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