Uruguay

Les contrats fantômes de Montes del Plata

D’un côté, un chef d’État urugayen, Pepe Mujica, le « président des gens », qui dénonce la « civilisation contre la simplicité, contre la sobriété, contre tous les cycles naturels ». De l’autre, un pays livré aux mégaprojets industriels menés par des multinationales peu scrupuleuses qui presse comme du citron sa main-d’œuvre « détachée ». Exemple de travailleurs serbes pris dans les filets de la mondialisation.

La firme Montes del Plata est le résultat d’une fusion entre l’entreprise forestière chilienne Arauco qui sévit en territoire mapuche et le groupe forestier-papetier finno-suédois Stora Enso. Non content de cette base chilienne, le groupe s’est rendu propriétaire de plus de 130 000 hectares de terres en Uruguay, où il a bâti un gigantesque complexe industriel papetier sur le rio de la Plata.

Par Aurel.

L’impact environnemental d’un tel projet est d’ores et déjà prévisible : la monoculture expansive de l’eucalyptus – qui nécessite 500 litres d’eau par kilo de bois – risque d’assécher les nappes phréatiques au détriment des éleveurs et agriculteurs locaux. Avec l’utilisation de pesticides et la production de déchets industriels, la biodiversité est menacée. Malgré tout, l’entreprise promet, sur son site web, « un respect scrupuleux des contrats de travail, des normes de sécurité et de santé, des logements et une alimentation de qualité sur les chantiers ainsi que des rémunérations supérieures à la moyenne nationale, et l’embauche de main-d’œuvre locale ». Vœu pieux car Montes del Plata a aussi besoin d’employés qualifiés que le marché du travail uruguayen ne fournit pas encore : des soudeurs à l’argon, électriciens de haut vol capables de travailler dans des conditions de sécurité tendues.

En mai 2013, grâce à un véritable jeu de poupées russes de groupes sous-traitants, Montes del Plata recrute 70 travailleurs serbes par le biais de l’entreprise russo-serbe Termoelektro. Le groupe industriel papetier autrichien Kresta opère le casting d’ouvriers qualifiés pour l’entreprise serbe, puis les recommande à son alter ego uruguayen Felvok, prestataire de services pour Montes del Plata. Après avoir signé des contrats de 6 mois aux conditions habituelles pour eux, les ouvriers serbes sont missionnés en Uruguay, munis de simples visas touristiques, avec la promesse d’une régularisation de leur statut de travailleurs étrangers une fois sur place.

Branko Drinic, 45 ans et père de deux enfants, ouvrier électricien pour Termoelektro, qui a déjà effectué des dizaines de missions à travers le monde, a pu nous raconter sa galère. « Dès notre arrivée, Felvok a retenu nos passeports et billets retours. On a commencé à s’en inquiéter, et c’est seulement par l’entremise de Sunca (syndicat local de la construction) qu’on pourra les récupérer après quatre bonnes semaines d’attente. De mi-mai à juillet, on a dû travailler 10 à 12 heures par jour, week-end compris, sans jamais voir la couleur de notre salaire. Là encore, l’intervention du Sunca nous a permis de toucher une avance d’environ 600 euros, puis par la suite, quelques virements sporadiques en pesos uruguayens, qui n’atteindront jamais le montant dû et qui ne sont justifiés par aucune fiche de paie. »

Face à ces irrégularités, les ouvriers serbes, incités par le Sunca, décident de se mettre en grève pendant quatre jours pour réclamer la totalité de leur salaire. Ils sont loin de leur pays, et nombreux sont ceux qui doivent subvenir aux besoins de leur famille. «  Le syndicat nous a promis que tout allait s’arranger, mais lorsqu’on a décidé de reprendre le travail, on s’est aperçus que nos cartes d’accès avaient été bloquées  », précise Branko. Felvok leur signifie qu’on n’a plus besoin d’eux. Bref, ils sont tout simplement virés sans aucune forme de préavis. C’est aussi à ce moment que le syndicat officiel se désintéresse de leur sort. Coincés dans le campement de travailleurs, sans argent, sans soutien et sans parler la langue ni comprendre les codes du pays, ils décident, suivant les conseils d’un camarade, de porter plainte et choisissent une avocate dans les pages jaunes. « On a choisi l’avocate Alba Berreta parce que son nom nous paraissait sympathique », raconte Branko en rigolant. Dans un premier temps, une plainte est déposée au tribunal de Conchillas pour escroquerie, mais finalement le dossier, relevant du droit du travail, est transféré à Montevideo où Montes del Plata a son siège. Selon l’avocate, Montes del Plata se déclare favorable à un accord, mais Felvok refuse de payer. D’ailleurs, Felvok n’est en mesure de fournir ni contrats, ni reçus, ni même grilles de travail. Pour la plupart des travailleurs, cette situation de précarité qui traînait en longueur devient invivable.

Cédant à diverses pressions – comme la rétention de leurs billets de retour, les menaces et tentatives violentes d’expulsion de leurs logements ouvriers, une situation de chômage de fait, le temps qui passe et le manque d’argent –, la grande majorité de ces travailleurs accepte de signer des documents produits par Felvok actant leur démission. De fait, ils doivent s’asseoir sur la totalité de l’argent que l’entreprise leur doit. « À la signature, chaque résigné a eu droit à un billet de 1 000 pesos [environ 35 euros], et retour à la maison ! », s’indigne Branko.

En octobre, seuls spt ouvriers serbes sont encore déterminés à se battre. Du 21 au 29, ils s’installent sur la Plaza Independencia, face au palais présidentiel, en plein centre de Montevideo, pour entamer une grève de la faim. Leur action attire la sympathie des passants et de militants qui se mettent à organiser collectes d’aliments et hébergements.

Branko et un de ses camarades décident d’envoyer le récit de leur lutte à divers journaux serbes en espérant trouver chez eux un soutien. L’ASI (Anarcho-syndicalist initiative), branche serbe de l’AIT1, prend contact avec eux et leur mandate Héctor, un militant originaire des Canaries et installé depuis peu en Uruguay. Héctor est un personnage énergique, rompu aux confrontations avec les patrons et autres représentants des autorités. Il ne plie jamais face au pouvoir du guichet et peut faire tourner en bourrique n’importe quel rond-de-cuir hermétique. C’est lui qui les accompagne dans toutes leurs démarches. Grâce à sa maîtrise de l’anglais (seule langue de communication avec les Serbes), il facilite aussi les rapports avec l’avocate et avec les institutions. Le 12 mars dernier, un rassemblement est organisé devant le siège de Montes del Plata au World Trade Center (sic !) de Montevideo. Après avoir été « gentiment » invités par la police à s’écarter de la cour privée du centre d’affaires, Héctor prend la parole sur un ton délicatement fleuri : « Nous reviendrons ici autant de fois qu’il le faudra pour distribuer nos tracts jusqu’à ce que l’entreprise daigne décrocher son téléphone et propose enfin un accord acceptable à ces ouvriers pour qu’ils puissent enfin repartir. Ou alors il nous faudra réunir des centaines de personnes pour venir foutre le feu à cet immeuble et à toute cette bande de canailles, car c’est une sacrée merde de savoir que ces ouvriers sont ici, à l’autre bout du monde, parce que ces fils de la grande pute qui nous regardent d’en haut de leur tour avec leurs avocats qui gagnent 4 à 5 fois plus que ce que ces ouvriers réclament, nous envoient leurs flics et leurs espions parce qu’ils n’ont même pas le courage de descendre parler ici ! Ce sont des putain de lâches de merde ! Voilà ce qu’ils sont ! »

Après bientôt un an passé sur le sol uruguayen et huit mois de résistance, les cinq derniers travailleurs serbes pugnaces réclament toujours les six mois de salaire pour lesquels ils avaient initialement signé. Les autorités ne les ont toujours pas reçus malgré les diverses manifestations publiques organisées en faveur de leur lutte. L’échéance de leurs billets retours est prévue pour le 19 avril.

Ravalant sa rage d’avoir été traité comme un esclave, Branko préfère envisager l’avenir positivement : « Quand je rentrerai au pays, je ne travaillerai plus pour ces salauds ! Peut-être que je me consacrerais à cultiver mon jardin », me disait-il en regardant pousser les tomates de notre potager.

Mujica nominé dans le rôle de la grande conscience écolo-humaniste

Celui qu’on surnomme le «  président le plus pauvre du monde » est devenu, en prenant des mesures sociétales progressistes (légalisation de l’avortement, mariage homosexuel, dépénalisation du cannabis), la coqueluche des médias occidentaux. Le 24 septembre dernier, lors de son intervention à l’ONU et devant les caméras du réalisateur serbe Emir Kusturica qui lui consacre son prochain film, Mujica fustigeait l’argent roi et l’hystérie consumériste : « Nous avons sacrifié les anciens dieux immatériels, et nous occupons le Temple avec le dieu Marché. C’est lui qui organise pour nous l’économie, la politique, nos comportements, la vie, et nous propose un bonheur de façade, en mensualités ou avec des cartes de crédit. » Tel Chirac en son temps, Mujica endosse la panoplie de la grande conscience écolo : «  Ce que la science appelle “empreinte carbone” nous dit que si toute l’humanité aspire au niveau de vie d’un Nord-Américain moyen, il nous faudra au moins trois planètes. »

Au même moment, le gouvernement de gauche uruguayen n’en finit pas de brader les ressources du pays aux capitaux étrangers. Son secteur économique le plus porteur est la production et l’exportation de soja transgénique Monsanto. Un autre mégaprojet très controversé en Uruguay risque de s’imposer d’ici peu : l’ouverture d’une gigantesque mine de fer à ciel ouvert qui s’accompagnera d’un long viaduc vers un autre port industriel en projet sur la plus belle et plus sauvage côte du pays. Il est aussi question d’ouvrir des concessions d’exploitation de pétrole offshore à Total, BP et Petrobras. On est loin des discours décroissants et télégéniques de Pepe Mujica.


1 L’IWA-AIT est un réseau qui s’appuie sur les principes du syndicalisme révolutionnaire. Sa branche serbe, l’ASI a été fondée à Belgrade en 2002.

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