Trois photographes, trois luttes, un même combat
Les clichés ont la peau dure
Il y a dans les trois livres de photographies à prix cassés (6 euros ma bonne dame1) sortis par les copains des éditions Niet ! comme un côté inventaire à la Prévert versant contestation – murs qui tombent ; feux de palettes ; voitures renversées ; foules en branle ; slogans qui claquent ; majeurs qui se dressent ; assemblées sauvages, etc. Et cela a un effet tout à fait revigorant. Bien sûr, le présent n’invite pas exactement au grand sourire ravi, moi-même je sais, mais ces trois échantillons visuels de luttes récentes rappellent cette évidence : la semi-apathie actuelle ne durera pas, tant les deux ou trois années qui l’ont précédée ont été riches en éruptions et en créativité rebelles. Toute cette énergie crépitante n’a pas pu disparaître, virus ou pas virus.
Première impression : chacun de ces ouvrages déroule au fil des pages une ambiance fort différente, tant les contextes de ces luttes et la sensibilité des photographes diffèrent. Gilets jaunes à Paris, de Serge d’Ignazio, est une plongée dans divers « actes » parisiens échelonnés de novembre 2018 à mars 2019 – clichés en noir et blanc montrant les affrontements, les vitrines fracassées, l’urgence du moment, mais aussi les moments de fraternité et d’intense communion dans la reprise de la rue. Dans La Bataille de la Plaine du fringant Tomagnetik, on est transportés à Marseille, à deux pas du local de CQFD, en 2018 et 2019, quand la population de ce quartier encore un chouïa populaire s’est joyeusement soulevée contre un projet de requalification et de gentrification attentatoire à l’esprit du lieu – là-aussi le noir et blanc domine, mais les modes d’actions sont plus variés, avec des tirs à la corde, la montée d’un chapiteau, des cercueils s’invitant en manif ou la réappropriation d’un chantier devenu terre d’apéro. Quant à Colère jaune, de Pabloc2, il se déroule en couleurs chaudes (de novembre 2018 à mai 2019), avec une dominante jaune fortement marquée – celle des gilets des occupants d’obscurs ronds-points isérois, mais aussi des braseros et des feux de palettes.
Trois livres, trois ambiances, donc. Il ne s’agit pourtant pas de les opposer, loin de là. Car chacun des trois photographes le dit à sa manière : en appuyant sur le déclencheur, ils ne veulent pas figer l’instant, mais bien le prolonger, le répercuter. Comme si l’appareil pouvait accompagner le mouvement fugace d’une lutte – que celle-ci s’incarne dans un projectile balancé, un slogan peinturluré ou un rond-point occupé jour et nuit. Il y a donc la violence – et d’abord celle de la répression – mais aussi la joie, l’énergie, l’enthousiasme, la créativité, les sourires et les coudes serrés. C’est pas rien.
Pour évoquer plus précisément leurs approches respectives, nous avons proposé aux trois braconniers visuels de commenter une photo de leur choix, tirée de chaque livret, avec leurs mots, leur sensibilité. Verbatim.
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« J’ai pris cette photo en 2018, à l’époque où la place Jean-Jaurès3 était intégralement entourée d’un grand mur de deux mètres cinquante de haut, construit pour que les opposants au projet de requalification ne puissent plus mettre de bâtons dans les roues du chantier. Un symbole très violent, hideux.
Ce soir-là, c’était la première fois que les opposants au projet parvenaient à faire tomber des pans du mur et se retrouvaient de l’autre côté. C’était à l’occasion d’un concert sauvage. Des gens avaient profité de l’événement pour amener des sangles. Les présents ont tiré, tiré, et deux pans du mur ont fini par tomber. Il y avait une vraie joie dans l’air. Et c’est là que j’ai vu quelqu’un écrire “Coucou on est là”, puis une autre personne adopter cette posture un peu étrange, comme un singe, un animal perché sur son rocher, qui s’invite là où il n’est pas le bienvenu, boing boing. Il y a presque un côté zoo en négatif, photo animalière. Ce sont les animaux de la Plaine qui s’échappent de leur cage, tout un mouvement saisi à la volée, l’inverse du confinement. Une forme de réappropriation bien résumée par un autre tag inscrit ce jour-là : “Et la Plaine elle est à qui ? Elle est à nous !”
Ce “Coucou on est là” n’est pas anodin. C’est un message à la fois léger et puissant : on frappe à la porte et elle ne veut pas s’ouvrir ? Eh bien, faites place, on est là. J’y vois un côté annonciateur des Gilets jaunes : vous ne voulez pas nous voir mais nous on s’en fout, on s’invite, on fait tomber vos murs.
C’est un cliché à la fois marrant et grave, qui symbolise bien l’esprit frondeur de la Plaine. Il y a le côté humoristique et léger, mais aussi la rudesse de l’environnement, ce mur qui enferme. C’est quelque chose que j’essaie de défendre dans mon travail : la lucidité ludique. Ou la ludicité lucide [rires]. Et ici ce n’est ni le cadrage qui compte, ni la technique, mais simplement le fait d’avoir été là au bon moment, engagé dans la lutte et la fête.
Il y a une autre photo dans le livre que je trouve très parlante et qui fait écho à celle-ci, c’est celle du vigile retenant son chien, lequel a l’air éminemment féroce avec ses yeux fous. La scène faisait suite à une action où l’on avait fait tomber la grille protégeant le chantier. Et là il y avait eu tout de suite une violence répressive en réaction à ce mouvement de libération, qui s’exprimait via un animal qui cette fois-là appartenait au camp d’en face – contrairement au singe.
Aujourd’hui, je ne vis plus à la Plaine. Mais je reste marqué par cette période de lutte. Et je trouve que c’est important de témoigner de ce qui s’est passé – cette belle résistance urbaine. Au fond, on n’a ni gagné ni perdu, mais vécu un sacré truc. On sait bien que les aménageurs veulent faire de ce lieu de vie un truc d’abrutis, de marchands, et que les travaux toujours en cours ont pour objectif de vider la place de son âme. Mais pour l’instant rien n’est fait, parce qu’il y a toujours des gens qui refusent de plier et continuent à porter ce message : “Coucou on est là”. Et d’ailleurs le livre se finit par une photographie d’une autre inscription forte parlante, sur une banderole : “On ne partira pas”. »
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« Choisir une photographie, c’est forcément en mettre de côté plein d’autres, sur lesquelles sont présents des milliers de femmes et d’hommes de toutes conditions et origines. L’exercice est donc difficile, frustrant. Après avoir hésité, j’ai finalement choisi celle qui est placée en 4e de couverture, une photographie de l’avenue des Champs-Élysées, lors de l’acte IV des Gilets jaunes, le 8 décembre 2018.
Ce cliché ayant également servi à illustrer la couverture du livre de Ludivine Bantigny, La plus belle avenue du monde – une histoire sociale et politique des Champs-Élysées4, j’en profite pour le citer : “Les Champs sont un concentré de richesses, de démesure et d’inégalité. Mais un lieu intensément politique, comme une métaphore du monde tel qu’il est disputé, attaqué, refusé. “La plus belle avenue du monde" serait-elle aussi la plus rebelle ?”
Cette courte description résume très bien ce qui se joue à ce moment-là et continue de se jouer : la lutte de classe. On voudrait la faire oublier, la ringardiser, mais cet antagonisme existe bel et bien. C’est un incessant combat, qu’il faut toujours mener.
Ce cliché symbolise cette lutte de classe : face à des femmes et des hommes réclamant simplement plus de justice sociale et de dignité, sont entassées des forces de l’ordre, armées, casquées, suréquipées. À travers cette photographie, je suis partie prenante de cette situation. Moi-même ouvrier, fils d’ouvrier, j’ai choisi mon camp.
J’ai aussi photographié la violence, cette fameuse violence, filmée, montrée en boucle sur tous les grands médias (vitrines cassées, voitures retournées, etc.). Rien de plus facile à mettre en images : c’est spectaculaire et permet de faire intervenir sur tous les plateaux TV les experts en poubelles en flammes…
Mais il est une violence bien plus insoutenable, qu’il est difficile de capter, c’est la violence sociale, la violence des fins de mois, la violence d’un licenciement, la violence de ne pas pouvoir se nourrir ou se soigner correctement.
Une vitrine, une voiture se remplace aisément, un emploi perdu ou jamais obtenu plus difficilement. Dans le livret de Niet !5, les photographies se concentrent sur Paris, mais il y a eu dans la France entière – et même au-delà des frontières – des prises de conscience. Des solidarités se sont forgées ; elles survivront de longues années. »
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« 10 décembre 2018, 20 heures et des poussières. Une dizaine de Gilets jaunes écoutent le discours de Macron après trois semaines de révoltes dans tout le pays. On est au rond-point du Minotaure à Voreppe, en Isère, devant la cabane “Paradise II” détruite par les bleus et reconstruite dans la foulée.
Au centre, Morgan, la vingtaine, travaillait dans la restauration. Combien de temps est-il resté la clope au bec sans l’allumer, le regard déterminé, concentré et en colère contre l’homme, si petit, qui lui faisait face ?
“Quand la violence se déchaîne, la liberté cesse. C’est donc désormais le calme et l’ordre républicain qui doivent régner. Nous y mettrons tous les moyens car rien ne se construira de durable tant qu’on aura des craintes pour la paix civile.”
Les smartphonespectateurs le conspuent et ce pendant treize minutes, le temps de son verbiage préenregistré. Macron annonce l’annulation de la hausse de la CSG [contribution sociale généralisée] pour les retraités qui touchent moins de 2 000 euros, des heures sup’ sans impôts ni charges, 100 balles sans le Mars pour les smicards, une prime de fin d’année versée au bon vouloir des employeurs et un “grand débat national” en perspective. Rien n’y fait, les Gilets jaunes le traitent de tous les noms.
“Je sais que certains voudraient dans ce contexte que je revienne sur la réforme de l’impôt sur la fortune, mais pendant près de quarante ans, il a existé ; vivions-nous mieux durant cette période ? Les plus riches partaient et notre pays s’affaiblissait.”
Pendant des semaines, le rond-point a vu défiler des centaines de chasubles jaunes. Elles érigeaient des cabanes, tractaient les automobilistes en faveur du RIC [référendum d’initiative citoyenne], discutaient, s’engueulaient, envahissaient l’autoroute à proximité, organisaient des péages gratuits et bloquaient la départementale à l’aide de barricades.
Il y avait là, entre autres : René, 57 ans, retraité pour invalidité de la fonction publique territoriale et ses 800 euros par mois. Laetitia, 40 ans, qui bossait comme factrice et dans un Ehpad. Denis, 66 ans, ancien ouvrier qui en « [avait] bouffé de l’amiante sur les chantiers », et se retrouvait avec 1 000 euros de retraite. Élodie, la trentaine, dans l’immobilier pour 1 300 euros, présente tous les midis et qui ne ratait aucune manif hebdomadaire.
“J’entends que le gouvernement poursuive l’ambition des transformations de notre pays que le peuple a choisie il y a maintenant dix-huit mois ; nous avons devant nous à conduire une réforme profonde de l’État, de l’indemnisation du chômage et des retraites. Elles sont indispensables. Nous voulons des règles plus justes, plus simples, plus claires et qui récompensent ceux qui travaillent.”
Non loin du smartphone, un feu de palette crépite. Il est déserté pour ce quart d’heure de télévision dans la boue. À l’intérieur de la cabane, Jacky, retraité, grignote seul un bout de pizza. Lui s’en fout du discours, il ne veut pas l’écouter. Il n’attend rien du président honni. »
1 Dont un euro reversé aux caisses anti-rep, la classe.
2 Qui participe activement au Postillon, super canard rebelle basé à Grenoble où il ne cesse de ruer dans les portillons (déso pas déso).
3 Nom officiel de cette place que les Marseillais appellent la Plaine, terme qui désigne aussi le quartier alentour.
4 Éditions La Découverte.
5 Que Serge tient à remercier – chose faite. Il tient par ailleurs à ajouter ceci : « Je me permets de signaler que, le 22 septembre 2020, sortira aux éditions Adespote un livre ayant pour titre : On est là ! Cet ouvrage rassemblera 150 photos en noir et blanc. Elles seront accompagnées d’une dizaine de textes – récits ou commentaires – d’acteurs et d’actrices de ce mouvement historique. L’intégralité des droits d’auteur du livre sera versée à la Ligue des droits de l’Homme. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°189 (juillet-août 2020)
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Paru dans CQFD n°189 (juillet-août 2020)
Par
Illustré par Serge D’Ignazio, Pablo Chignard, Tomagnetik
Mis en ligne le 07.10.2022
Dans CQFD n°189 (juillet-août 2020)
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