Face au Sahara occidental

Le mur de l’Atlantique

Dense et inquiétant, le dernier rapport d’Alarm Phone se penche sur les traversées d’exilés au départ de l’Afrique du Nord vers l’Espagne. Zoom sur la route des Canaries, à l’heure où une reconfiguration géopolitique autour du Sahara occidental risque de mettre les personnes migrantes toujours plus en danger.

Illustration L.L. de Mars

La frontière méridionale de l’Europe trace une ligne invisible entre les rives du Sahara occidental et du Maroc et l’archipel espagnol des Canaries. Ici le Vieux Continent ne se protège pas en déployant murs et barbelés : les flots de l’océan Atlantique se chargent d’avaler les migrants qui tentent la traversée. Et l’invisibilisation des naufrages et tragédies y est plus forte que partout ailleurs aux franges de l’Europe.

Cette situation, Alarm Phone la détaille dans son dernier rapport, publié en mars dernier1. Réseau international fort d’environ 200 membres répartis dans une douzaine de pays au nord et au sud de la Méditerranée, Alarm Phone accomplit des missions essentielles grâce à sa ligne téléphonique disponible 24h/24 : répondre aux appels d’embarcations en difficulté lors de traversées maritimes, activer les opérations de secours dans la zone indiquée ou contacter des navires croisant à proximité2. Mais cette activité de veille « n’est qu’une face de notre travail », précise Sarah3, activiste : « Chaque “cas” de bateau en détresse ou de naufrage dont nous avons connaissance fait l’objet d’un rapport de suivi, explique-elle. Nous compilons ensuite ces informations dans une publication plus conséquente composée d’analyses et de contextualisation en lien avec la situation politique et géopolitique : ce qu’il se passe dans les communautés de départ, et à l’arrivée. » Un travail de documentation nécessaire pour faire taire les rengaines trop entendues sur le mode « C’est affreux, on ne savait pas » : « Si, on sait  ! », insiste Sarah.

Sur la route meurtrière des Canaries

La lecture du dernier rapport du réseau le confirme : on sait que le nombre de départs sur l’Atlantique a explosé. Sur les premiers mois de l’année 2022, on observe une hausse des arrivées aux Canaries de plus de 119 % par rapport à la même période en 2021. D’après Babacar Ndiaye, également membre d’Alarm Phone, les tarifs flambent sur cet itinéraire avec une moyenne s’établissant à 4 000 euros la traversée par personne contre 200 il y a encore peu. La corruption est endémique et le « commerce des voyages » trop lucratif pour cesser4. La route des Canaries est actuellement la plus meurtrière des routes migratoires maritimes avec 4 404 victimes comptabilisées en 2021 par le collectif espagnol Caminando fronteras5.

Les raisons ? « La zone atlantique a plusieurs spécificités, explique Sarah. D’abord, à l’inverse de la Méditerranée centrale, celles et ceux qui prennent la mer sont rarement équipés de téléphone satellite, ce qui limite les possibilités d’appels de détresse ; ensuite la route est longue, entre deux et trois jours pour atteindre les Canaries selon le point de départ. » Sans oublier les courants de l’Atlantique qui intensifient le danger : à la moindre avarie, une embarcation risque de dériver à plusieurs centaines de kilomètres des côtes canariennes. Et ce, dans un silence absolu. Sarah confirme : « En Méditerranée, il peut y avoir des naufrages invisibles, mais un bateau ne peut pas dériver durant des semaines sans croiser personne, comme ça peut être le cas dans l’Atlantique. En réalité, le nombre de bateaux perdus, disparus dans la zone des Canaries est inquantifiable. »

Le mur invisible

Babacar Ndiaye vit à Laâyoune, plus grande ville du Sahara occidental. Joint par téléphone, il nous confirme une situation en grande tension : les centaines de kilomètres de rivages désertiques de la région, moins faciles à surveiller que les côtes de la Méditerranée, ont un effet d’attraction. « Il y a beaucoup, beaucoup de monde en attente de départ à Laâyoune. Ça vient du Sénégal, de Guinée, de Côte d’Ivoire… Mais on voit aussi, et c’est nouveau, des Malgaches et des Comoriens, qui ont traversé toute l’Afrique pour tenter leur chance ici. Il y au moins 20 000 personnes dans l’attente, estime-t-il. Et ça part tous les jours, sur des bateaux pneumatiques, avec 100 personnes à bord à chaque fois. »

« Il y a beaucoup, beaucoup de monde en attente de départ à Laâyoune. »

Installé à Laâyoune depuis 2012, et membre actif d’Alarm Phone depuis cinq ans, Babacar voit la situation empirer à mesure que se militarisent les frontières méditerranéennes autour des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla6 et de la route du détroit de Gibraltar : « Tous les migrants sont descendus du nord. Là-haut, certains devaient se cacher dans la forêt. Ici c’est différent : ils peuvent se loger en attendant le départ. » Ce qui « facilite » un peu son travail de sensibilisation en lui permettant de se livrer à un porte-à-porte quotidien pour informer, prévenir et communiquer le numéro d’urgence d’Alarm Phone, tout en enjoignant les candidats au départ de se munir d’un téléphone satellite.

La géopolitique s’en mêle

Aujourd’hui, le travail de Babacar est bouleversé par un événement géopolitique majeur survenu entre fin mars et début avril : alors que l’ancienne colonie espagnole du Sahara occidental est occupée illégalement par le Maroc depuis 1975, l’Espagne a renoncé à sa position de relative neutralité au profit du projet d’autonomie défendu par le Maroc depuis 2007. Malgré de sérieuses dissensions au sein de son gouvernement, le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez considérerait en effet cette option comme « l’initiative la plus sérieuse, réaliste et crédible pour mettre fin au conflit7 » Façon pour Madrid de s’assurer que le Maroc continue d’endiguer l’arrivée d’exilés aux Canaries ? Si la question reste ouverte, d’après Babacar, à Laâyoune les effets ont été immédiats : « Il y a de plus en plus d’arrestations depuis la nouvelle, raconte-t-il. Hier [le 25 avril], la police a cassé les portes des maisons de migrants, elle a volé le matériel et l’argent, il y a des blessés. » Les personnes arrêtées sont incarcérées à Laâyoune dans un premier temps, puis envoyées dans des prisons plus au nord, d’où, sitôt libérées « elles feront tout pour revenir ici et tenter la traversée, c’est sans fin », soupire Babacar.

Cette triste musique, on l’a déjà entendue à Calais et partout aux marches de l’Europe où les exilés sont devenus les pions de politiques mortifères, cyniques et déshumanisantes, aux conséquences toujours plus tragiques. Désormais le risque est que la zone de départ sur la route des Canaries se déplace toujours plus au sud, augurant des voyages encore plus longs et dangereux, et que sur le mur invisible de l’Atlantique, de nouvelles vies se fracassent, toujours en silence.

Frédéric Peylet

2 Sur l’histoire d’Alarm Phone et son activité, lire : « Une vigie sur la Méditerranée », CQFD n° 130 (mars 2015) ; « Appelez-moi dès que vous touchez l’eau », CQFD n° 180 (octobre 2019).

3 Le prénom a été modifié.

4 Le rapport cite un trafiquant interviewé par le journal espagnol La Vanguardia  : « Pour la police et pour nous, les “trafiquants”, la migration est intéressante. Nous gagnons de l’argent ensemble. Tous les deux ou trois mois, ils arrêtent un trafiquant pour montrer qu’ils font leur travail, mais je n’ai pas peur, j’ai de bons contacts. »

5 « El pero año en las fronteras… », caminandofronteras.org (03/01/2022).

6 Situées sur le continent africain.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°209 (mai 2022)

Dans ce numéro de mai promettant de continuer à « mordre et tenir », un dossier de douze pages sur le murs tachés de sang de la forteresse Europe, avec incursion au nord de la Serbie. Mais aussi : un retour sur les racines autoritaires de la Ve République, une dissection des dérives anti-syndicalistes de La Poste, un panorama de la psychanalyse version gauchisme, une « putain de chronique » parlant d’amour, un éloge du piratage de France Inter, des figues, des utopies, des envolées…

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