Le jeu démocratique
La résilience kurde
Quelques jours avant le référendum, Helim déclarait : « La campagne pour le non, c’est bien, mais on y consacre trop d’énergie. On ferait mieux de se concentrer sur les choses importantes, les coopératives, le système communal, et de reconstruire ce qui a été détruit. » À l’instar de milliers d’autres, le jeune homme a perdu son emploi dans le secteur culturel de l’ancienne municipalité de Diyarbakir quand les deux co-maires élus en 2014, Gültan Kisanak et Firat Anli, ont été destitués puis remplacés par un administrateur nommé par l’État. Ce dernier a ensuite ordonné la fermeture d’une cinquantaine de structures, en vertu du décret KHK1. Ce sont aussi des milliers d’enseignants et de fonctionnaires qui ont été suspendus lors des purges ayant suivi la tentative de coup d’État du 15 juillet. Sous prétexte d’en punir les responsables, elles ont servi à museler l’opposition, en particulier dans les zones kurdes. Le scénario de Diyarbakir s’est rejoué dans toutes les grandes villes dirigées par le HDP2. L’état a voulu en profiter pour liquider le mouvement kurde, emprisonnant en masse ses militants dans une véritable stratégie de conquête par la force du Kurdistan. Si le HDP est mis en avant, ce sont en réalité toutes les organisations fédérées par la structure du DTK3 qui sont visées. Fondée en 2011, elle a pour objectif la mise en place du confédéralisme démocratique au Kurdistan, en créant « des structures autonomes » dans « tous les segments de la société 4 ». Les conseils de quartiers, emblématiques de cette démarche, ont été interdits, de même que les associations travaillant à promouvoir la culture kurde.
Sur les routes du Kurdistan et aux entrées des villes, l’armée installe des checkpoints qui, de temporaires, sont devenus permanents. Parfois, ce sont des forces en civil, armées jusqu’aux dents, qui se chargent des contrôles. Les longues barbes, les bagues frappées de la Tougra5 ne laissent guère de doutes quant à leur affiliation idéologique. Pendant les opérations de répression menées dans les villes kurdes à partir de l’été 2015, des images avaient filtré, montrant ces supplétifs posant à côté de cadavres dans les quartiers détruits, index pointé vers le ciel ou faisant le signe des Loups gris. Des pâturages de montagne aux quartiers détruits de Sur, certaines zones restent interdites d’accès. Dans les villes, les véhicules blindés de la police sont présents partout dans les rues. Les mairies ont été transformées en bastions fortifiés et des drapeaux turcs flottent sur les bâtiments et les rues, l’État affichant virilement les marques de sa conquête. En profondeur, il essaie aussi d’acheter un électorat à l’aide d’hommes d’affaires peu scrupuleux prêts à spéculer sur l’immobilier dans les quartiers rasés par l’État6.
Alors que la région du Kurdistan connaissait déjà un chômage endémique, les licenciements ont précarisé davantage la population. S’ajoute aussi le traumatisme dû au massacre de centaines de jeunes ayant déclaré l’autonomie au sein des villes kurdes et d’un demi-million de personnes déplacées après la destruction de leurs quartiers. Enfin, les milliers d’arrestations depuis septembre 2016 visent à dissuader toutes voix dissidentes de s’élever. On pourrait donc croire que l’heure n’est guère à la résistance. Mais c’est sans compter sur la résilience du peuple kurde, notamment d’une jeunesse urbaine née aux environs des années 1990, qui refuse de se soumettre aux politiques coloniales de l’État turc. Celle-ci a intégré la mémoire des villages détruits et la répression subie par ses aînés.
De Diyarbakir à Van, le nombre de cafés ouverts par les victimes des purges a explosé. Ces lieux contribuent à réorganiser une vie culturelle kurde et des liens sociaux que l’État tente de briser par l’intimidation et la répression. Ainsi, les écoles enseignant le kurde ayant été fermées, leurs profs continuent les cours dans ces cafés, ou dans des maisons privées. Ümit était travailleur social pour la mairie de Diyarbakir avant d’être licencié. Fin mars, avec deux amis, ils ont ouvert le café Liberté dans lequel se retrouvent leurs anciens collègues. Avec une quarantaine d’entre eux ayant perdu leur emploi, ils ont lancé un projet à destination des enfants de Sur, traumatisés par les combats, dans la continuité de l’aide aux familles menée au sein de la mairie, mais désormais en dehors de tout cadre institutionnel. Pareillement, les centres culturels kurdes, après avoir été fermés par la municipalité, sont réouverts par les équipes qui y travaillaient, mais avec le statut légal de société privée. Les acteurs licenciés de l’ancien théâtre municipal ont créé un nouveau théâtre, Amed Shehir Tiyatro7, afin de pouvoir continuer à jouer des pièces en kurde. « Le théâtre, en faisant rire les gens, est une résistance contre la peur imposée par les médias de l’état et le climat d’état d’urgence », explique Helim, qui ajoute : « Pour nous l’éducation est primordiale. Même si le travail politique est contraint de s’arrêter, l’éducation doit continuer. L’éducation dispensée par l’État vise à nous faire oublier qui nous sommes, notre culture, notre langue, notre esprit critique. » Et ce n’est pas Ada, 14 ans, qui le contredira. Pour remplacer de nombreux enseignants licenciés, le gouvernement a nommé des personnes inexpérimentées. « On ne comprend rien à ce qu’ils nous expliquent, et quand on pose des questions, ils nous disent de relire la leçon. Ils nous donnent des cours préfabriqués, comme de la nourriture en boîte, sans contenu ni explications. » Les cours de ces derniers se sont vu amputer de certains enseignements durant trois mois, avant que les enseignants ne soient réintégrés ou remplacés.
Les coopératives de femmes soutenues par le DTK ont miraculeusement échappé à la répression, bien que leur activité se soit fortement ralentie. Ekojin est un projet développé par le mouvement des femmes kurdes, visant à fédérer plusieurs coopératives de femmes pour aider à leur émancipation économique. L’activité textile continue avec un nombre réduit de travailleuses, mais la fermeture de leur point de distribution a limité les rentrées d’argent. Ekojin a quand même réussi à monter une nouvelle coopérative de culture de champignons.
En revanche, les fermetures des associations, comme Sarmasik et Rojava, qui venaient en aide aux familles les plus précaires ont eu des conséquences désastreuses. Rojava s’occupait des réfugiés syriens et des familles déplacées par les combats dans les villes, en leur fournissant nourriture, hébergement, aide à la reconstruction... Fermée sans explication, ses responsables sont dans le collimateur de la police. L’association tente de poursuivre son activité de manière informelle avec ses réseaux de bénévoles, sans locaux, mais sa capacité d’action a chuté de près de 80%, laissant du jour au lendemain des milliers de familles démunies et sans ressources. Comme l’explique Mustafa, un des membres de l’asso Rojava : « Ils veulent nous faire fermer parce qu’ils ont vu que nous étions capables d’agir en dehors de l’État. Nous saurons trouver une manière différente de fonctionner. »
1 Kanun Hükmünde Kararname : adopté dans le cadre de l’état d’urgence, ce décret permet de licencier les personnes et de fermer les structures sans processus juridique.
2 HDP : parti démocratique des peuples, coalition de la gauche kurde et non kurde fondée en 2013.
3 Demokratik Toplum Kongresi, Congrès pour une société démocratique.
4 Pierre Bance, Un autre futur pour le Kurdistan ?, p.253.
5 La Tougra, signature des sultans ottomans, est un symbole des ultranationalistes comme les Loups gris.
6 Allan Kaval, Le Monde, 14/04/2017, « Diyarbakir, terre de mission kurde de l’AKP ».
7 Sanoyabajeryaamede.com.
Cet article a été publié dans
CQFD n°154 (mai 2017)
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Paru dans CQFD n°154 (mai 2017)
Par
Illustré par Loez
Mis en ligne le 13.11.2019
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