Dans l’Algérie « nouvelle »
La répression tourne à plein régime
Des milliers et des milliers de personnes massées dans les rues, des drapeaux algériens qui claquent au vent et des manifestant·es qui donnent de la voix. Le 22 février 2019, les artères des principales villes d’Algérie transpirent la contestation : le Hirak est né. Pendant des mois, ce mouvement populaire et pacifique sans précédent va récidiver chaque semaine, revendiquant sans relâche la chute du régime et la fin de la corruption. Le 2 avril 2019, Bouteflika abdique. Après de multiples rebondissements (et le refus de la caste au pouvoir d’entrer dans un processus de transition véritablement démocratique), le septuagénaire Abdelmadjid Tebboune se retrouve à la tête de l’État en décembre 2019. Le jour de son élection, plus de 60 % des inscrit·es boycottent les urnes. Tebboune se voulait « candidat du peuple » ; le Hirak le qualifie de « candidat de l’armée ». Certes moins massifs, les cortèges continuent de se tenir chaque vendredi.
Mais début 2020, l’épidémie de Covid-19 porte un violent coup à la dynamique révolutionnaire : confinements et couvre-feu mettent fin aux marches, malgré des tentatives avortées et quelques sit-in devant les tribunaux. Une aubaine pour le pouvoir : à la faveur de la crise sanitaire, il parvient à faire voter par référendum une réforme constitutionnelle censée neutraliser le mouvement. Cette fois, seul·es 23,7 % des Algérien·nes se sont rendu·es aux urnes. Du jamais vu depuis l’indépendance.
Replié sur Internet, le Hirak poursuit l’essentiel de son combat sur les réseaux sociaux. Mais la répression à laquelle il fait face est tout sauf virtuelle. Au programme : arrestations d’activistes, procès expéditifs sous des prétextes souvent absurdes et incarcérations de militant·es par centaines.
La consultation de la liste des prisonniers et prisonnières, actualisée quotidiennement par le Comité national pour la libération des détenus, laisse entrevoir la diversité des cibles du pouvoir : jeunes chômeurs et chômeuses mobilisé·es, artistes contestataires, activistes de toutes les régions du pays, politicien·nes comme journalistes subissent une sévère répression. Aucune des diverses sensibilités politiques s’exprimant au sein du Hirak n’y échappe.
En réponse, la solidarité avec les militant·es visé·es transcende également les clivages. C’est le cas dans l’affaire Amira Bouraoui. Cette gynécologue, militante pro-démocratie issue de la bourgeoisie libérale, a été condamnée il y a quelques semaines à trois ans de prison pour « offense au prophète »1. Ça n’a pas empêché qu’à l’intérieur du Hirak, « y compris les islamistes, [soient] solidaires avec elle », remarque Samir Larabi, membre de la direction du Parti socialiste des travailleurs (PST, trotskyste).
Si le pouvoir frappe sans distinction tous les courants politiques, il semble s’en prendre particulièrement aux leaders d’opinion. « Quand on regarde de près les arrestations et condamnations, explique le sociologue Ali Boucherka, il est aisé de comprendre que le régime cible en priorité les militants irréductibles, les plus engagés sur le terrain, pour en faire des exemples qui dissuadent les autres d’aller plus loin. » La journaliste Lynda Abbou, qui a récemment subi une campagne de harcèlement en ligne – autre arme de l’autoritarisme algérien –, confirme ce constat : « Le pouvoir pense que les militants les plus suivis sur les réseaux sociaux sont [responsables de] la mobilisation. Et que les journalistes et médias qui donnent la parole à ces militants et reprennent les slogans du Hirak dans le cadre de leur travail journalistique [contribuent aussi] à mobiliser les manifestants. »
Journaliste indépendant très suivi sur les réseaux sociaux, Khaled Drareni en a fait les frais : il a été condamné en appel le 15 septembre à deux ans de prison pour « incitation à attroupement non armé et atteinte à l’intégrité du territoire national ». Le jour de son procès, rappelle Lynda Abbou, Khaled Drareni a été interrogé au sujet de slogans et de vidéos du Hirak diffusés sur les réseaux sociaux ainsi que sur des communiqués de partis politiques qu’il avait publiés dans le cadre de son travail. « Pire encore, précise la journaliste, il a été arrêté [alors qu’il couvrait] la manifestation du 7 mars 2020 à Alger. »
Contrairement à celles de centaines d’anonymes, les condamnations de Khaled Drareni (qui était aussi correspondant en Algérie de Reporters sans frontières) et Amira Bouraoui ont été largement médiatisées à l’international, suscitant des réactions indignées. Pas sûr que ces soutiens venus de l’étranger leur soient utiles, le pouvoir algérien étant particulièrement rodé à jouer sur la suspicion de trahison à la patrie – en particulier lorsque la main étrangère mythifiée vient de France2.
Un comble, quand on sait que le président Tebboune bénéficie lui-même du soutien formel d’Emmanuel Macron, qui déclarait dans les colonnes de Jeune Afrique, le 20 novembre dernier : » Je vous le dis franchement : je ferai tout ce qui est en mon possible pour aider le président Tebboune dans cette période de transition. Il est courageux. »
1 Elle n’avait pourtant fait que s’exprimer sur son rôle politique.
2 Pour discréditer ses opposant·es, le régime joue aussi sur des représentations de classe, présentant, parfois à juste titre, certaines de ses cibles comme des francophiles aux aspirations petites-bourgeoises, sans lien réel avec la société dite profonde, d’où sont issues les masses qui ont fait la force du Hirak.
Cet article a été publié dans
CQFD n°193 (décembre 2020)
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Paru dans CQFD n°193 (décembre 2020)
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Mis en ligne le 07.10.2022