Vox poetik # 12 - Maung Day

« La paix a un cancer du poumon »

Mortibus et inutile la poésie ? Que nenni. Cette chronique « Vox Poetik » reviendra régulièrement vous le seriner en vous proposant des extraits qui nous hérissent les chakras. Douzième salve, un poème de Maung Day extrait du glaçant et magnifique recueil Printemps birman, consacré au coup d’état de février 2021 et à la révolte qu’il a suscité.
"Losing identity", photographe anonyme, publiée dans Printemps birman

Quand la poésie crie dans la guerre, parfois, on n’a pas vraiment les mots,
On est juste impressionnés, envoûtés par tant de courage, langue coupée,
Tout juste sorti aux éditions Héliotropismes, le recueil de poésies Printemps birman est du genre uppercut,
Il présente 14 poètes birmans et rohingyas et 6 photographes, « tous exilés, emprisonnés ou assassinés par les militaires depuis le coup d’État de février 2021 »,
Une claque de bout en bout, dont on a sélectionné un poème particulièrement fort, signé du poète et militant politique Maung Day,
Où il est question d’une époque «  Où les assassins en tous genres s’amusent ensemble  »...

« Formaldéhyde » - Maung Day

« Pas de soleil dans le ciel, pas d’air dans nos poumons
Sans soleil, comment nous reconnaître ?

Je marche dans les rues de Yangon
Mais j’ignore où elles se terminent
Les fleurs secouent leurs pétales
Les corbeaux arrachent les bébés endormis
Yangon est un vieux chien boiteux
Yangon – je l’aime autant que je la hais

Le monde tourne sans cesse dans ma tête
Quelqu’un vient de me demander quelle heure il est
Il est l’heure de décider s’il faut se lever ou rester couché
C’est une époque où l’on doit contempler les fantômes des morts passer parmi nous
Une époque où les assassins en tous genres s’amusent ensemble
Une époque où les arcs-en-ciel tombent sur le sol comme des feuilles mortes
Une époque où le temps s’arrête
À la levée du jour, j’ai tiré cette époque par la queue
Je me suis emparé des avions dans le ciel à coups de dents

Pas de soleil dans le ciel, pas d’air dans nos poumons
Pas de père pour les enfants qui sniffent la colle à côté de la gare

Tandis que j’écris ce poème,
Un homme muni d’un poignard fume un joint dans mon salon
La radio annonce que la paix a un cancer du poumon
La poésie est le journal du futur, l’encre est le sang de la nouvelle génération
Nous devons imprimer les poèmes en grands caractères
Et en souligner les mots
Tandis que j’écris ce poème
Certains ont dû déplacer leur village
La vermine les a suivis
J’ai un goût de pesticide dans la bouche

Pas de soleil dans le ciel, pas d’air dans nos poumons
Pas de terre pour nos paysans

Je marche dans les rues de Yangon
Myaynigone, Thamine, Sanchaung1 me rejoignent
Nous n’avons jamais pensé rester là
Le Passé jette un rayon de folie sur nos corps
En partant d’ici le plus loin possible
Nous finissons par revenir au point de départ
Sulé est devenu fou et Kyauktada2, hystérique
Dans l’empire de Yangon, les rues se retournent
Les gens marchent de travers, les promesses sont rompues

Pas de soleil dans le ciel, pas d’air dans nos poumons
Mais nous avons un cœur et ce cœur est bien réel.

(Maung Day, Printemps birman, Héliotropismes, 2021)

Précédents épisodes Vox Poetik :
#1 : « Je crache sur votre argent en chien de fusil » (Gaston Miron)
#2 : Le toast de l’ami italien (Erri de Luca)
#3 : « Aux personnes qui me merveillent » (Valérie Rouzeau)
#4 : « Des têtes de fromages de tête » (Jacques Prévert)
#5 : « Paix sur la terre aux pommes de terre » (Brigitte Fontaine)
#6 : « Les dieux sont au PMU » (Kae Tempest)
#7 : « Un endroit où Billy The Kid peut se cacher quand il tire sur les gens » (Jack Spicer)
#8 : « Non, non, pas acquérir » (Henri Michaux)
#9 : « Des bêtes vivent sur nos visages » (Laura Vazquez)
#10 : « Des larmes de honte et de boue » (Boris Vian)
#11 : « Au fou, au fou ! » (Raymond Asso & Damia)


1 Noms de quartiers de Yangon.

2 Idem que note précédente.

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