Social

La numérisation des SDF

Rationaliser le coût des pauvres, tel est l’objectif permanent de la gestion du social. Et pour ce faire, on peut compter sur la mise en place de machines à gaz bureaucratiques et inefficaces. Un exemple nous est donné avec l’indigente prise en charge des sans-abri.

Depuis la fin du XIXe siècle, la complainte des gestionnaires de la pauvreté est toujours la même. « Que d’efforts perdus faute d’être coordonnés, que de ressources éparpillées sur des indignes ! », se plaignait déjà le politicien libéral Léon Lefébure en 1889. Lui préconisait de créer une multitude de pôles de savoirs locaux, centralisés au sein d’un Office central des œuvres de bienfaisance afin de cerner les évolutions du paupérisme et de trouver le meilleur moyen de les combattre. Quelque cent vingt ans plus tard, une nouvelle proposition de centralisation est faite à grand renfort d’informatisation et de théorie managériale : le Service intégré de l’accueil et de l’orientation (SIAO1) et les Plans départementaux accueil hébergement insertion (PDAHI). Ces deux outils visent « une meilleure adéquation entre l’offre et la demande d’hébergement » à destination des Sans domicile fixe (SDF). On centralise les informations avec l’idée de minimiser l’éparpillement des dépenses. Aux travailleurs sociaux agissant à la base de se soumettre à ces nouveaux outils que leur propose la Direction générale de la cohésion sociale et de les nourrir d’une masse d’informations concernant les individus dans le besoin.

Concrètement, ce nouveau dispositif fonctionne de la manière suivante : l’éduc doit faire des préconisations au SIAO pour chaque cas particulier afin qu’une des quatre commissions hebdomadaires – réunissant la plupart des associations départementales s’occupant d’hébergement et d’insertion – examine la demande. Il s’agit d’abord de remplir une fiche-questionnaire. « Si tu suis toutes les questions, dit Michel, éducateur spécialisé dans un centre d’hébergement d’urgence durant cet hiver, cette fiche donne une impression de prise en charge. Tu en as pas mal qui ont envie d’y croire. » C’est ce que la novlangue technocratique nomme : « convier les usagers aux réflexions stratégiques pour évaluer les nouvelles orientations publiques. » Mais comme le précise l’éducateur, un certain nombre de questions sont aberrantes : « Ça n’a aucun sens de demander à quelqu’un qui ne peut même pas trouver un lieu fixe chaque soir : alors, votre logement, plutôt à Paris intra-muros ou plutôt en Île-de-France ? » Les SDF sont rarement en mesure de trouver autre chose que des structures d’hébergement. Un certain nombre de cases, ne servant à rien, sont donc « remplies pour la forme ». Manifestement, l’essentiel est de donner l’apparence d’une réelle activité.

En deux mois, Michel n’a réussi qu’à obtenir une seule orientation effective sur les trente-neuf fichiers envoyés, qui transitent exclusivement par le SIAO. Michel a pourtant essayé d’appeler directement des structures d’accueil qu’il connaissait afin de trouver des solutions rapides. Invariablement, il a reçu la même réponse : « Il faut passer par le SIAO. » Mais, paradoxalement, la pression qu’il a pu exercer sur celui-ci à travers ses multiples appels a abouti à trois propositions – évidemment bancales. Comme quoi les coups de pressions fonctionnent toujours. Comme celle que le SIAO a mis début janvier : « Ils nous disaient : “Envoyez des fiches, envoyez des fiches !”, parce qu’ils recevaient très peu de fiches. Et ils se sont dit que si personne ne le faisait, c’était la merde ! » Mais, après tout, dit Michel, « tu pourrais clairement les envoyer se faire foutre, vu ce qu’ils proposent. Le problème, c’est que t’es face à des mecs qui ont rien, qui sont à la rue... Faut trouver un truc quoi ! Alors… »


1 Cf. Bérénice Kalo, « Les Écrans du social », revue Z n°5, automne 2011.

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