Un cinquième procès après quatre acquittements
La justice turque pas prête à lâcher Pınar Selek
Drôle d’endroit pour une rencontre. Assis sur les bancs de la quinzième chambre de la Cour d’assises d’Istanbul, ce vendredi 31 mars 2023, je fais connaissance avec mes voisines, des éditrices et militantes féministes françaises venues comme moi assister à un énième procès contre Pınar Selek.
Pour arriver là, nous avons dû passer, outre les classiques contrôles à l’entrée du tribunal, par plusieurs barrières de police dans les couloirs mêmes de l’édifice. Puis, jusqu’à la porte de la salle d’audience, nous avons longé une longue rangée d’hommes armés, bouclier tendu vers nous, pas franchement rieurs. Avant cela, la plupart d’entre nous s’étaient également fait nasser une petite heure par une armada de robocops devant le tribunal, après l’interdiction de la conférence de presse organisée par les comités de soutien à Pınar. Au final, une centaine de personnes, venues de toute la Turquie, de France et d’ailleurs, ont pu entrer dans la salle d’audience, où se rejoue une mascarade de justice qui se répète depuis... 25 ans.
Retour en arrière. Dans les années 1990, Pınar Selek est une jeune militante engagée tous azimuts dans une société turque en effervescence1. Elle prend part aux luttes sociales et féministes, au mouvement antimilitariste, et s’engage sans retenue auprès des prostituées et des femmes trans persécutées d’Istanbul. Avec les enfants des rues, elle crée un « atelier des artistes de rue » autogéré qui fait de petits miracles. Également sociologue, elle mène une recherche sur la résistance kurde, pour comprendre et décrypter les mécanismes de ce conflit qui déchire son pays2.
Un activisme interrompu de manière brutale par son arrestation en 1998
Un activisme interrompu de manière brutale par son arrestation le 11 juillet 1998. La police veut lui faire avouer les noms des résistant·es kurdes qu’elle a interrogé·es dans le cadre de sa recherche. La jeune sociologue, qui s’y refuse, est longuement torturée, puis emprisonnée. On l’accuse soudainement d’avoir commis un attentat au marché aux épices d’Istanbul, deux jours avant son incarcération3. Elle passe alors deux ans et demi sous les verrous.
L’État turc n’a cessé depuis de s’accrocher à cette accusation et de persécuter la militante. Peu importe que le jeune homme qui l’a accusée l’ait fait sous la torture et se soit rapidement rétracté, peu importe que de nombreuses expertises officielles aient conclu que le pseudo-attentat était en fait l’explosion accidentelle d’une bonbonne de gaz.
Depuis, Pınar Selek a été acquittée à quatre reprises mais l’État a fait appel autant de fois. Exilée de Turquie depuis 2009, installée en France depuis plus de dix ans, elle risque toujours la condamnation à perpétuité, ainsi que des dommages et intérêts faramineux pour les victimes de l’explosion. Un acharnement judiciaire qui s’apparente à une torture morale sans fin.
Ce jour de mars 2023 à Istanbul, les personnes présentes incarnent la richesse des engagements de celle qui est aussi l’autrice de plusieurs contes et romans, et se définit comme une « militante de la poésie ». Des universitaires, nombreu·ses, venu·es défendre la liberté et l’autonomie de la recherche académique ; des militant·es féministes et écologistes ; des défenseur·ses des droits humains ; des avocat·es ; des élu·es… Je discute avec de jeunes membres du mouvement LGBTQI+ qui organisent, à leurs risques et périls, la marche des fiertés d’Istanbul. Tou·tes me parlent de l’importance qu’a, encore aujourd’hui, l’ouvrage de référence que Pınar Selek a consacré en 2001 à la lutte des femmes trans contre la gentrification qui les poussait hors du centre-ville4. Parmi elles et eux, je rencontre Esmeira, une femme trans que Pınar a soutenue il y a plus de 25 ans. Elle est aujourd’hui candidate aux élections législatives pour un parti de gauche.
« On n’est pas quatre fois déclarée innocente par hasard »
Dans la salle d’audience, nombre de robes noires à col bordeaux. Ce sont les avocat·es, de tous âges, qui assurent la défense de Pınar. Parmi ces robes, celle de sa sœur Seyda, qui a changé de métier pour pouvoir la défendre. Et celle de son père, Alp, 92 ans, combatif et concentré. Fait inédit, les avocat·es français·es sont autorisé·es à prendre la parole. « On n’est pas quatre fois déclarée innocente par hasard », martèle Françoise Cotta, membre de Défense sans frontières - avocats solidaires. « Vous ne pouvez pas faire autre chose que l’acquitter une cinquième fois, car vous devez la juger en l’absence de toute preuve », souligne un autre avocat.
Pınar Selek, qui ne peut pas retourner dans son pays natal sans risquer d’être immédiatement emprisonnée, est absente de l’audience. Un mandat d’arrêt international a été lancé contre elle à la demande de la Turquie en janvier 2023, mais la défense propose qu’elle puisse être entendue depuis la France lors d’une prochaine audience. Demande rejetée. Pire, le juge déclare qu’il va demander à l’État turc d’insister auprès de la France pour qu’elle accéde à sa demande d’extradition. Il annonce cependant que l’affaire sera rejugée sur le fond le 29 septembre 2023 et que la défense pourra s’exprimer. Vu la faiblesse de l’accusation, cette décision laisse espérer un nouvel acquittement. Mais qui peut jurer qu’il ne sera pas cassé à son tour ? Même si, dans cette affaire, le pouvoir politique turc a déjà montré qu’il faisait fi des règles du droit quand ça l’arrangeait.
À l’approche des élections présidentielle et législatives de mai prochain, la cour a certainement voulu attendre de savoir dans quel sens va tourner le vent avant de se prononcer, m’explique T., un universitaire turc qui travaille sur le génocide arménien5. En effet, l’actuel président Recep Tayyip Erdoğan et l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis plus de vingt ans, ne sont pas à ce jour assurés de l’emporter.
Si la justice turque ne désarme pas, la solidarité non plus. Les nombreux comités de soutien à Pınar Selek continuent à se mobiliser. En France, les actions de solidarité avec celle qui a aujourd’hui la double nationalité et qui enseigne à l’université de Nice devraient se multiplier d’ici le 29 septembre. Notamment pour demander un soutien explicite des autorités françaises et faire venir une délégation nombreuse à la prochaine audience à Istanbul. Avec un objectif clair : poursuivre la résistance contre l’acharnement absurde que subit Pınar Selek et, plus largement, contre le totalitarisme de l’État turc6.
1 Voir le livre d’entretiens réalisés par l’auteur de cet article dans laquelle Pınar Selek revient sur les étapes importantes de sa vie : Guillaume Gamblin, L’Insolente : Dialogues avec Pınar Selek (Cambourakis, 2019).
2 Une partie de ses travaux ont été publiés en français, notamment « Travailler avec ceux qui sont en marge », Socio-logos n°5 (2010) et Devenir homme en rampant (L’Harmattan, 2014)
3 Le 9 juillet 1998, une explosion tue sept personnes et fait une centaine de blessés dans ce bazar touristique très fréquenté.
4 Un ouvrage non publié en français à ce jour.
5 Un sujet toujours tabou en Turquie, auquel Pınar Selek a consacré en 2015 un livre courageux, Parce qu’ils sont Arméniens (éditions Liana Lévi).
6 Pour plus d’informations sur la campagne de soutien à Pınar Selek : Pinarselek.fr.
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Paru dans Rien que pour le web
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Mis en ligne le 24.04.2023
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