Bavardage autour d’une notion souveraine
La Commune, « pivot de la vie sociale future » ?
Mathieu Léonard (CQFD) : « En conclusion de leur ouvrage L’Ombre d’Octobre (Lux, 2017), Pierre Dardot et Christian Laval enterrent l’idée du communisme d’État et invitent à un “mouvement de coordination démocratique des communs politiques municipaux”. Relayant la pensée de Murray Boockchin, ils rappellent que “la commune est le commun politique de base. Le projet d’un communisme des communs est en premier lieu celui d’une confédération des communes”. Vous retrouvez-vous dans cette approche ? »
Pierre Sauvêtre : « J’en suis venu à m’intéresser au communalisme à partir de la notion de “communs”, qui a connu un intérêt croissant dans le contexte d’un renforcement du néolibéralisme.
Or, qu’est-ce que le commun en politique sinon la Commune ? Non pas au sens affadi et étatisé des 36 000 “communes” de France, mais au sens historique des expériences populaires d’auto-gouvernement. Je m’intéresse aux expériences du passé – comme les cités grecques, les communes médiévales ou les communes révolutionnaires des XIXe et XXe siècles – en me demandant si elles incarnent ou non un commun en politique qui trancherait avec l’appropriation du pouvoir par une élite.
Bookchin s’est penché sur la “tradition” du municipalisme libertaire. Il fait une distinction essentielle entre la politique et l’État, mais son projet est celui de la mise en place d’une souveraineté communale sur la société. Pour des raisons liées à sa critique de l’anarcho-syndicalisme, il se méfie de l’auto-gouvernement des activités économiques et sociales et estime qu’il faut confier tout le pouvoir aux assemblées populaires, dont les délibérations sont censées s’appliquer souverainement aux activités économiques dans le cadre d’une “municipalisation de l’économie”. La coupure entre la politique et la société qu’implique cette souveraineté communale n’est-elle pas une manière de reconduire en miniature la forme État, et de la démultiplier à l’échelle des communes comme autant de micro-États ? »
Marianne Enckell : « La commune est-elle vraiment aujourd’hui “le commun politique de base” ? Chacun.e de nous réside certes dans une commune, mais quel sentiment d ’ appartenance avons-nous ? C’est certes là qu’on a des droits politiques (et encore, pas tout le monde) ; mais on travaille souvent ailleurs, on a ses amis et sa famille ailleurs, comme son club de foot ou son groupe de musique. Si la vie associative peut être riche dans un village ou un arrondissement parisien, cette limite géographique est en fait due à la structure politique, aux subventions, aux salles accordées par la mairie ; mais cela ne suffit pas à en faire une réalité tangible à laquelle chacun.e aurait envie de s’identifier.
Pierre Sauvêtre relève avec justesse la coupure subjective qu’opère Murray Bookchin entre politique et société. Mais comment rêver d’une “municipalisation de l’économie” ? Même dans les villages horlogers du Jura, il y a cent cinquante ans, les ouvriers qui chantaient “Vive la Commune libre universelle !” savaient bien que le produit de leur travail dépendait d’une économie mondialisée. Dans le Levant espagnol, les collectivités libertaires savaient bien qu’il fallait se coordonner pour exporter des oranges, et champs et vergers ne s’arrêtaient pas nécessairement aux bornes communales.
Le fédéralisme ne se construit pas nécessairement sur des cellules de base homogènes : imaginer une fédération de communes, d’associations de producteurs, de collectifs divers et variés me semble un défi plus intéressant que la seule confédération des communes. »
Mathieu Léonard : « Historiquement, il y a dans le communalisme une dimension insurrectionnelle – comme le rappelle l’historien Jacques Rougerie : “Chaque révolution qu’on a écrasée dans le sang a été tout naturellement désignée comme une Commune [de Paris, de Berlin, de Kronstadt, de Budapest, etc.]” – mais aussi une dimension réformiste qui donnera le socialisme municipal. Cette tension émerge dans les débats de l’Association internationale des travailleurs après l’écrasement de la Commune de Paris. Le livre de Patrizia Dogliani, Le Socialisme municipal en France et en Europe de la Commune à la Grande Guerre 4, décrit précisément cette bataille sourde entre une vision qui prône l’autonomie communale, le mouvement coopératif, l’organisation à la base et une autre qui s’appuie sur un programme centraliste à partir du modèle du Parti-État. Ainsi, le socialiste “intégral” Benoît Malon veut faire de l’administration communale “le pivot de la vie sociale future”. Tandis que pour les socialistes étatistes , comme Jules Guesde, le “terrain municipal ne peut être qu’un champ de manœuvre [pour] préparer les grands services collectivistes de la société de demain”. La banlieue rouge5 est en quelque sorte l’illustration de cet écartement. En dépit de son rôle de vitrine de propagande pour le Parti – qui garde le monopole en toutes choses –, la gestion municipale par les communistes avait acquis la réputation d’un laboratoire modèle qui répondait aux besoins de services négligés par l’État et le capitalisme : logements, scolarité, maisons de la culture, colonies de vacances, sport, loisirs, santé, aide aux personnes âgées, etc.
Une chose frappe cependant : le mot “communalisme” va quasiment disparaître du champ lexical politique du XXe siècle – alors qu’il figure par exemple dans le titre de l’ouvrage de Gustave Lefrançais, Étude sur le mouvement communaliste à Paris en 1871. »
Pierre Sauvêtre : « Je crois que si le communalisme a pu résonner si fort dans les années 1870, c’est parce qu’il y avait cette conviction dans une partie du mouvement ouvrier que l’auto-gouvernement, dans les associations ouvrières comme dans les institutions politiques municipales, était la seule manière de résoudre la “question sociale”. La bataille entre autonomie communale et socialisme municipal est décisive et permet sans doute d’analyser encore aujourd’hui les limites du “municipalisme”. Dans ce débat, chez les guesdistes puis aussi chez les broussistes – avec la brochure de Paul Brousse sur La Propriété collective et les services publics en 1883 –, c’est la thèse qui veut faire reposer le socialisme sur la généralisation des services publics qui va l’emporter. Or les services publics, émanant d’une autorité contrôlant des agents chargés d’en appliquer les directives, sont par nature étatiques, car la notion de “service” implique un rapport hiérarchique entre l’agent fonctionnaire et l’usager. Cette notion a précipité l’hégémonie de l’étatisme à gauche, et est rentrée en contradiction avec l’auto-gouvernement, ce qui peut expliquer la disparition progressive du lexique communaliste.
Surtout, il me semble que l’impasse étatiste et gestionnaire des services publics n’est pas limitée aux services publics nationaux, mais affecte aussi les conceptions et les pratiques des “municipalistes” contemporains. Dans quelle mesure ne sont-ils pas les héritiers de la conception de la “gestion municipale” dont tu parles pour les communistes français à partir des années 1930 ? »
Marianne Enckell : « La dimension insurrectionnelle et la dimension réformiste s’opposent en effet depuis la Première Internationale. James Guillaume écrivait que “la calotte de conseiller municipal, de conseiller d’État ou de conseiller fédéral, posée sur la tête du socialiste le plus intelligent et le plus sincère, c’est un éteignoir qui étouffe à l’instant la flamme révolutionnaire 6”. Autre Suisse, membre de la Fédération jurassienne, Adhémar Schwitzguébel estimait que “l’autonomie communale pourrait devenir le point de départ d’une agitation populaire générale”. Il déclarait : “Nous sommes donc pour la révolte des communes contre l’État.”
Aussi je plussoie à la remarque précédente sur l’implication hiérarchique de la notion de services publics : les usagers ne savent plus où se situer. Cela ressort de manière criante dans la déclaration de l’Assemblée des assemblées [des Gilets jaunes] de Commercy, fin janvier : “Partageons la richesse et pas la misère ! Finissons-en avec les inégalités sociales ! Nous exigeons l’augmentation immédiate des salaires, des minimas sociaux, des allocations et des pensions, le droit inconditionnel au logement et à la santé, à l’éducation, des services publics gratuits et pour tous.” “Partageons, finissons-en” – et puis : “Nous exigeons !” Comment n’ont-ils pas vu la contradiction criante ? »
Mathieu Léonard : « L’émergence actuelle d’un municipalisme connecté, à travers les sommets et les plateformes Fearless cities lire ci-dessous, laisse finalement plus entrevoir des techniques de gouvernance “participatives et inclusives” clefs en main que des formes réelles d’auto-organisation. À Barcelone, un militant des quartiers jugeait que les candidatures citoyennes qui avaient amené la liste d’Ada Colau au pouvoir “avaient sauté l’étape cruciale de la coopération, de l’articulation avec une base territoriale forte. Elles se sont davantage servies des mouvements sociaux comme tremplin vers le pouvoir, pour obtenir un puissant électorat et gagner les institutions afin de mettre en place des idées de gauche réformiste 7”. »
Pierre Sauvêtre : « Le municipalisme des Fearless cities me semble globalement pris dans les travers de la vieille politique. Je crois qu’après le cycle du “mouvement des places” les choses ont été envisagées essentiellement à travers l’angle de la démocratisation de la politique, construit essentiellement autour des deux pôles d’une “représentation éthique” – avec la dénonciation de la corruption des gouvernants traditionnels et la mise en place de “codes éthiques” – et d’une incitation à la participation citoyenne active. Cet angle me semble aujourd’hui très largement insuffisant. De ce point de vue, il ne faut pas sous-estimer le rôle, négatif selon moi, que joue la référence au populisme – lui-même contradictoire avec un projet d’auto-gouvernement – d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe8 dans le municipalisme espagnol.
Ce qui prime dans ces expériences, comme celles des Fearless cities, c’est la remunicipalisation des services publics : les municipalismes espagnols ont beaucoup parié sur les “droits sociaux fondamentaux” et les “mesures d’urgence” qui devaient être prises pour rallier l’électorat populaire à leur programme. Cette logique essentiellement “servicielle” est ensuite complétée par un ensemble de dispositifs participatifs (plateformes de propositions, budgets participatifs, assemblées ouvertes) pour inciter la population à prendre part à la démocratie. Sauf que ces deux logiques sont contradictoires : on a des équipes municipales dévouées qui travaillent jour et nuit pour satisfaire les desiderata sociaux d’une population que la logique électorale met bien davantage dans la position de ceux qui exigent des résultats que de ceux qui pourraient être désireux de prendre part à un projet d’auto gouvernement. La division entre professionnels municipaux de la politique et citoyens profanes invités à “participer” dans le temps que ne leur laisse pas leur travail salarié n’est pas réellement effacée. Joan Subirats9 a beau invoquer la “proximité” permise par une politique municipaliste, celle-ci ne suffit pas à réduire cet écart.
Les bilans mitigés des expériences municipalistes récentes – qui restent bien sûr à établir dans le détail – incitent à privilégier aujourd’hui les expérimentations développées en dehors de l’État et du jeu électoral, comme ce qui s’est tenté à Notre-Dame-des-Landes, qui aurait pu être une expérimentation communaliste au sens fort du terme.
Il est sans doute utile d’établir de ce point de vue une distinction forte entre le municipalisme, entendu au sens de cette “gestion municipale”, et le communalisme qui reste encore sans doute très largement à construire. Si l’on pose la question du communalisme seulement comme question d’élargissement de la démocratie sans l’intégrer au problème de la confrontation du capitalisme, on a toutes les chances de se planter. C’est le même problème que celui de Gustave Lefrançais et des communalistes du XIXe siècle. Ils ont parlé parfois de “commune sociale” parce que le développement de l’association ouvrière dans le domaine économique et de la commune politique étaient inséparables. »
Mathieu Léonard : « Marianne, dans plusieurs textes, dont “La démocratie mise à mort par ses institutions mêmes : l’exemple de la Suisse” (1990), tu fais la critique du mode de démocratie suisse, qui est parfois pris en modèle pour sa “démocratie directe”. Contre quelles illusions mettrais-tu en garde un mouvement qui en appellerait au système des votations par exemple ? »
Marianne Enckell : « L’initiative populaire est l’axe dynamique de la démocratie helvétique : chaque citoyen ou groupe de citoyens peut proposer un nouvel article constitutionnel ou une modification. Il suffit pour cela de récolter 100 000 signatures en 18 mois. Si ce nombre est atteint, l’initiative passera en votation populaire, et en cas de majorité du peuple et des cantons la Constitution sera modifiée. La Confédération élaborera alors une loi d’application qui devra être adoptée – pour l’assurance maternité, il a fallu pas moins de soixante ans…
Car la Suisse se caractérise aussi par son système de “milice” : les députés conservent leurs activités professionnelles, les séances ont lieu le soir ou, au niveau fédéral, pendant des sessions de quelques semaines par an. Et chaque projet de loi passe par une procédure de consultation des principales associations économiques, syndicales, politiques, voire d’intérêts, en sus des entités politiques. Rouages multiples, qui reflètent et valident la multiplicité des allégeances.
Le mécanisme renforce de fait le système de compromis, de consensus, ce qui est par nature conservateur et contribue à tuer dans l’œuf toute velléité de changement. Les débats peuvent être riches et instructifs au cours de la procédure ; mais lorsqu’on passe au vote, c’est l’option la plus neutre qui est systématiquement choisie.
Un deuxième point, c’est l’autonomie des communes en Suisse. Elles lèvent des impôts ; elles accordent le droit de cité avant que les candidats obtiennent la nationalité suisse (principe rigoureux du droit du sang, contrairement à la France) ; elles décident librement de fusionner ou non avec leurs voisines ; ce n’est que si elles ne peuvent s’acquitter d’une tâche que le canton intervient (principe dit de subsidiarité). Mais cela ne veut pas dire qu’elles peuvent s’autogérer, ni faire sécession, ni se fédérer avec n’importe qui. Ni même ouvrir une crèche qui n’observe pas à la lolette près toutes les prescriptions officielles. Il faut que je me renseigne sur leurs compétences en matière de ronds-points… »
Villes sans peur
1 Janet Biehl, Le Municipalisme libertaire : la politique de l’écologie sociale (1998), Écosociété, 2013.
2 Lire « Les deux come-backs de Murray Bookchin », page IV de ce même numéro 174 de CQFD, mars 2019.
3 À lire de sa plume : « Ne pas être récupéré. Gilets jaunes, l’auto-institution du peuple », Blogs.mediapart.fr (20/12/2018).
4 Éditions Arbre bleu, 2018.
5 Elle désigne la trentaine de municipalités d’Île-de-France remportées par le Parti communiste dans les années 1930-1950.
6 James Guillaume, L’Internationale, Paris, 1905, t. III.
7 Diego Miralles Buil, « Les “nouveaux municipalismes” de Madrid et Barcelone », revue S !lence (09/08/2018).
8 Couple post-marxiste qui a théorisé le populisme à destination des mouvements de gauche notamment au sein de Podemos.
9 Joan Subirats est chercheur en science politique et porte-parole de la liste Barcelona En Comú. Il a écrit El poder de lo próximo. Las virtudes del municipalismo, Catarata, 2016.
Cet article a été publié dans
CQFD n°174 (mars 2019)
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Paru dans CQFD n°174 (mars 2019)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Marine Summercity
Mis en ligne le 17.06.2019
Dans CQFD n°174 (mars 2019)
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