Marmites et révolution

La Cantine des Pyrénées : dix ans de bouffe subversive

Par quel miracle un chanteur d’opéra, un mec SDF, une chercheuse, une personne sans-papiers et un ouvrier du bâtiment peuvent-ils se retrouver ensemble derrière les fourneaux ? La scène se passe au milieu des grosses gamelles de la Cantine des Pyrénées, à Paris, où une autre façon de faire société se construit depuis une dizaine d’années. À table !
Illustration de Manon Raupp

Des cris s’échappent par les portes grandes ouvertes du 77 rue de la Mare, sur les hauteurs de Belleville, dans le XXe arrondissement de Paris. Un torrent de café vient de se déverser sur le sol, une pile de prospectus et le tee-shirt d’Agnès. Une sombre histoire d’ondes négatives d’après le « roi François », habitué des lieux et des envolées improbables. Derrière, tout le monde se marre autour d’une table où trônent des cagettes de tomates et de courgettes un peu cabossées. « Allez les gens, elles ne vont pas s’éplucher toutes seules », tonne Sofia en sortant une caisse pleine de couteaux et d’économes. Les cuistots du jour, mélange d’habitués et de nouveaux un peu intimidés par les grandes gueules, se lancent. « Qu’est-ce qu’on peut préparer avec tout ça ? » Il est 9 h 30, et, comme presque tous les matins, c’est un joyeux bordel à la Cantine des Pyrénées.

Tout commence en 2013, dans un immeuble vide squatté par des militants proches du milieu autonome, au 331 rue des Pyrénées, à 500 mètres du local actuel1. Un lieu en plein cœur de Belleville, quartier historiquement populaire du nord-est de Paris, toujours un peu plus menacé et grignoté par la gentrification. Quelques personnes s’installent dans les étages et l’atelier cantine, imaginé dès les origines de l’occupation, se met en place au rez-de-chaussée. Le plan : cuisiner en groupe, dans un esprit d’entraide et de solidarité, et servir une petite centaine de repas à prix libre quotidiennement. « On voulait que ce soit le plus ouvert possible, sortir de notre entre-soi politique et proposer un lieu émancipateur pour des personnes qui ne sont pas initiées à Marx ou à Gramsci. Que ce soit accessible et appropriable par tous, tout en gardant notre subversivité », retrace Samuel en découpant de la ciboulette. En parallèle, d’autres ateliers gratuits sont créés : des cours de français, une aide juridique, des repas de soutien pour d’autres lieux et luttes, des sessions de bricolage, un atelier santé et d’autres d’éducation populaire. « L’idée avec l’atelier cantine, c’était de répondre à un besoin commun, manger, tout en sortant d’une logique marchande. » Et, tout de suite, ça marche. Des tas de curieux poussent la porte. Les habitants du quartier s’approprient les lieux. Des médecins, des sans-abris, des militants, des précaires, des universitaires et des retraités se retrouvent derrière les fourneaux. Merveilleuse alchimie. Jusqu’à l’expulsion, un an et demi plus tard. « Il était hors de question de s’arrêter. On a fait quelques cantines sauvages sur le trottoir et, en 2016, on est arrivé ici », poursuit Samuel, prof d’échecs engagé dans le collectif quasiment depuis le début.

Popotes, autogestion et solidarités

Un chat roux un peu fébrile lape un bol de lait en plein milieu de l’entrée et manque de faire chuter Zazie, en retard et mal lunée. Gadget chante Ferré en touillant les oignons dans une énorme cocotte. Juliette se lance dans un fondant au chocolat et Rosario enfourne les légumes. Deux jeunes s’attardent devant les fenêtres, hésitent puis franchissent le pas. « Qu’est-ce que vous faites ? » Dix minutes plus tard, elles ont un tablier sur le dos. « Ici, on se sent vite chez soi », assure Isa, habitante du quartier. Sofia, dont la voix puissante résonne dans la Cantine, est arrivée un peu par hasard il y a quelques années : « Le 115 me donnait parfois l’hôtel qui est pas loin en bas, et un jour, on m’a dit que je n’avais plus de place. Je remontais la rue, je suis passée devant la Cantine et voilà, c’est devenu la maison. » Après ses nuits à l’aéroport de Roissy, elle est une des premières à se pointer chaque matin. « Il y a de l’ambiance, on s’engueule, on se marre, on cuisine tous ensemble, on s’aime. C’est pas comme les Restos du cœur et tout. Ici, c’est nous qui faisons tourner le lieu, c’est autogéré. Et on mange bien ! »

« L’idée avec l’atelier cantine, c’était de répondre à un besoin commun, manger, tout en sortant d’une logique marchande »

L’essentiel de la nourriture utilisée en cuisine provient de la récupération d’invendus et de donations en vrac des habitants. Et, depuis un peu plus d’un an, la Cantine cultive un bout de terrain sur une ferme collective en Seine-et-Marne, à une heure en transports de Belleville. De l’ail, des patates, des courges, des oignons… « On essaie de tendre doucement vers l’autosubsistance alimentaire. C’est un geste essentiel, et ça permet à beaucoup de gens de remettre les mains dans la terre », insiste Samuel, convaincu que la Cantine démontre en actes et depuis bientôt dix ans les possibilités pratiques de l’autonomie politique.

Bientôt midi, les tables sont dressées. L’ambiance banquet a un peu perdu de son charme depuis que la terrasse a été interdite sous la pression de certains voisins. « Dès l’installation en 2016, le commissaire de police est allé leur dire que c’étaient des anarchistes, ou je sais pas quoi, qui s’étaient installés en bas de chez eux. Alors que c’est pas ça », grogne Sofia. « Ben si, un peu quand même », reprend Pauline, de passage après un spectacle de danse.

Une maman avec sa poussette, des ouvriers et deux étudiants en géographie entrent tour à tour. « Salut la cantine ! » Ahmid, à la joie contagieuse, s’installe derrière la caisse, claque des bises et devient pote avec tous les nouveaux en moins de deux. Carlos se lance dans la plonge. François, le regard brillant et la voix un peu hésitante, sert les assiettes – un gaspacho de tomates, du pesto, des carottes et une omelette « façon tortilla ». « Je suis hébergé dans le quartier et j’ai découvert la Cantine par hasard il y a quelques jours. J’aime bien cet endroit, les gens prennent le temps de se rencontrer. D’habitude, on ne prend jamais le temps en ville, et je trouve ça dommage…  » Symbole fort : des médecins de la maison de santé installée un peu plus haut dans le quartier recommandent à des patients dépressifs et touchés par d’autres maladies psychiques de franchir les portes de la Cantine pour « sortir de l’isolement  », précise Alexandre, également membre du collectif. « Il y a peu d’espaces comme ça dans la ville, des lieux participatifs où il y a de la place pour celles et ceux à qui on n’en laisse aucune. Franchement, ici, c’est magnifique. »

Par Robin Bouctot

Le 30 septembre, une grande fête est prévue à la Parole errante, à Montreuil, pour les 10 ans de la Cantine des Pyrénées.


1 « La cantine des Pyrénées », CQFD n°111 (mai 2013).

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Cet article a été publié dans

CQFD n°222 (juillet-août-septembre 2023)

Le dossier du mois n’est pas vraiment un dossier, plutôt une respiration estivale dans la grisaille sociale, à base de jeux de bon aloi, type « carte anti-touristique de Marseille » ou grand test « quel type de gentrificateur êtes-vous ». Du costaud pour frimer sur la plage. Pour le reste, on y cause étincelles & émeutes, Soulèvements de la terre en Maurienne, répression pseudo-anti-terroriste, mysticisme techno-sécuritaire ou chevauchées de Makhno. Du rire et des larmes de rage, quoi, au dosage millimétré.

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Paru dans CQFD n°222 (juillet-août-septembre 2023)
Par Robin Bouctot
Illustré par Manon Raupp

Mis en ligne le 21.07.2023