De Franco à Vox, l’histoire continue
L’extrême droite espagnole n’avait pas disparu
Une heure avant l’ouverture de l’enceinte, il est déjà là, dans le matin brumeux. Un nostalgique anonyme. Le premier arrivé de tous ceux qui, en ce jour anniversaire de la mort de Franco, veulent rendre hommage au dictateur. Avec son sac, sa veste militaire et sa gueule de légionnaire, il patiente. Puis, quand les grilles s’ouvrent enfin, il se lance à l’assaut des 6 kilomètres qui le séparent de la basilique du Valle de los Caídos – la vallée de ceux qui sont tombés.
Jusqu’au 24 octobre dernier, Franco reposait ici, dans cet imposant édifice qu’il avait fait construire pour honorer les morts de son camp à la fin de la guerre civile (1936-1939). Dans la Sierra de Guadarrama, à cinquante kilomètres de Madrid, les travaux furent pharaoniques. Parmi les ouvriers, nombre de prisonniers républicains, forcés de creuser dans la roche le symbole de leur humiliation1. Plus tard, quand la dictature voulut adoucir son image à l’international, elle présenta le monument comme un lieu de réconciliation. Des milliers de corps de républicains furent exhumés de leurs fosses communes puis enterrés ici, aux côtés de soldats nationalistes – sans que les familles ne soient consultées.
Une ignominie de plus, pour un symbole raté. Car aujourd’hui encore, il n’y a rien ici d’une quelconque « réconciliation ». Sous la croix de 150 mètres de haut qui domine la colline, les murs de la basilique ne rendent hommage qu’à ceux qui sont tombés « pour Dieu et pour l’Espagne ». Les emblèmes du franquisme sont partout, dont les cinq flèches de la Phalange espagnole, parti fasciste sur lequel s’appuya Franco. Son fondateur, José Antonio Primo de Rivera, exécuté après jugement par des républicains le 20 novembre 1936, repose au milieu de la nef. Il y a quatre semaines encore, le cadavre de Francisco Franco, mort lui aussi un 20 novembre, se trouvait à quelques mètres, juste de l’autre côté de l’autel.
Ce 20 novembre 2019 est donc un double anniversaire. Quarante-quatre ans que le Caudillo a passé l’arme à gauche, si l’on peut dire, et les curés vont célébrer une messe. Parmi les vieux grigous qui font le salut fasciste devant la tombe de Primo de Rivera, notre nostalgique matinal est là. Silencieux, il dépose une fleur. Les bancs se remplissent de quelque 400 personnes. « Nous prions pour les défunts José Antonio et Francisco », commencent les prêtres, avant d’ajouter, prudents : « ... et pour tous ceux qui sont tombés dans les deux camps ». À la fin de l’office, c’est la ruée vers l’ancienne tombe du dictateur. Une femme, puis un homme, baisent le sol. « ¡Viva Franco ! » crie un exalté. « ¡Viva ! » répondent quelques autres.
Dans l’après-midi, la pluie tombe sur le cimetière d’El Pardo, bourgade de garnison de la banlieue de Madrid. Notre nostalgique poursuit son pèlerinage. Car désormais, Franco repose ici. À son arrivée au pouvoir, en 2018, le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez a décidé de retirer sa dépouille du Valle de los Caídos – parce qu’un dictateur criminel ne méritait pas pareil écrin. Pendant plus d’un an, la famille de Franco a multiplié les recours juridiques. Beaucoup de ses partisans ont crié à la « profanation ». En vain. Au Pardo, le Caudillo n’est toutefois pas à plaindre. Il a droit à une chapelle entière, entretenue aux frais du contribuable espagnol. Sous le porche, des dizaines de couronnes de fleurs. Et sur un ruban jaune et rouge, ces mots : « Franco, l’Espagne ne t’oublie pas ».
Le nostalgique a repris le bus pour Madrid. Avant d’arriver à la gare routière de Moncloa, la vision d’un arc de triomphe le réconfortera. Gravées dans la pierre, les inscriptions latines rendent toujours hommage « aux armées victorieuses ici » : celles de Franco.
Le temps a passé. Le souvenir du Generalísimo ne rameute plus les foules. Mais pour résiduelle et folklorique qu’elle soit, la nostalgie de la dictature a semé des graines. Aux législatives du 10 novembre, Vox, jeune parti d’extrême droite, a obtenu 15,09 % des suffrages. Si son ascension fulgurante s’explique par une multitude de facteurs, l’indigence du traitement de la question mémorielle en fait clairement partie.
Des trois grands fascismes qui ont enflammé l’Europe occidentale dans les années 1930, le franquisme est le seul à ne pas avoir été vaincu par les armes. En 1975, le Caudillo est mort dans son lit. La transition a été négociée entre certaines franges du franquisme et « l’opposition démocratique » : le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et le Parti communiste. En échange du changement de régime et de leur association au pouvoir, ces derniers ont accepté la monarchie... et l’impunité. Juste après les premières élections libres, en 1977, socialistes et communistes participent au vote de la loi d’amnistie. Le texte permet la libération des derniers prisonniers politiques, mais offre aussi l’absolution aux tortionnaires et autres assassins de la dictature. Les élites franquistes restent en place. Dans la police, dans la justice, dans la presse, aucune épuration n’a lieu. Les grandes entreprises ayant bâti leur fortune grâce à Franco ne sont pas inquiétées. Les fosses communes, remplies par la féroce répression des premières années du régime, ne sont pas mises au jour. Les victimes survivantes sont priées de se taire (voir ci-après).
En 1982, les socialistes remportent les législatives. Chassées du gouvernement, les différentes familles de la droite se regroupent au sein du Parti populaire (PP). « C’est un objet politique curieux, remarque Mario Domínguez, historien et sociologue à l’université Complutense de Madrid. Héritier du franquisme [lui-même politiquement hétérogène], ce parti a été capable de rassembler du centre à l’extrême droite, empêchant ainsi que cette extrême droite ait une existence propre au Parlement. »
Pendant trois décennies, le bipartisme règne : le PSOE est hégémonique à gauche, le PP à droite. Tour à tour, les deux partis se succèdent aux affaires. « Le PP subvient à tous les besoins des franquistes : unité de l’Espagne, appui à l’Église catholique, financement de l’enseignement privé, combat contre l’avortement. Au début des années 2000, le gouvernement de José María Aznar a même financé la fondation Francisco Franco [dont l’objet est d’exalter l’œuvre du dictateur] avec de l’argent public », rappelle Emilio Silva, cofondateur de l’Association pour la récupération de la mémoire historique. En face, les socialistes restent tièdes. « Sur les politiques économiques néolibérales, le marché du travail, l’immigration et le rôle de l’Église, ils n’ont quasiment rien remis en cause », pointe Mario Domínguez.
En 2007, le PSOE fait tout de même une timide avancée sur la question du passé franquiste, en votant une « loi de mémoire historique ». Au menu notamment : changement de nom des rues honorant les pontes du régime, reconnaissance symbolique des injustices faites aux victimes et subventions pour les associations mémorielles. Mais l’impunité imposée par la loi d’amnistie de 1977 n’est pas remise en cause. Pire : au mitan des années 2010, Mariano Rajoy, chef du gouvernement (PP), se vante d’avoir abrogé la loi de mémoire historique de facto, en ne budgétisant pas le moindre euro pour la faire appliquer.
Dans la foulée de la crise économique de 2008, l’équilibre politique en vigueur vole en éclats. Trois nouveaux partis émergent. Podemos double les socialistes sur leur gauche. Ciudadanos racole au centre droit. En 2013, des dissidents du PP créent Vox, entendant dépasser leur parti-père sur sa droite. Le programme est carabiné : abrogation définitive de la loi de mémoire historique, interdiction des partis indépendantistes catalans et basques, réduction drastique de l’autonomie des régions, expulsion des immigrés légaux ayant commis plusieurs délits mineurs, édification de murailles « infranchissables » à Ceuta et Melilla, suppression des budgets consacrés à la lutte contre les violences conjugales machistes...
Jouant l’opposition au PP qui, en tant que parti de gouvernement, se doit de garder une certaine modération, les cadres de Vox se définissent comme « la droite sans complexe ». Multipliant les déclarations outrancières, ils vont surfer sur deux actualités brûlantes. D’abord, la question de l’indépendance catalane, pour laquelle ils prônent la fermeté absolue. Ensuite, l’exhumation de Franco, à laquelle Vox sera le seul parti national à s’opposer frontalement. Une stratégie payante : de 0,2 % des voix aux élections législatives de 2016, il passe à 10,26 % en avril 2019, puis 15,09 % en novembre.
« Il y a quelque chose de la nostalgie du franquisme dans Vox, mais ce parti a aussi profité de la perte de références régnant dans le monde entier, surtout chez des hommes d’un certain âge, qui ne comprennent pas Internet, qui ont peur de ce qu’on leur montre de l’immigration à la télé, qui flippent du mouvement féministe, qui pensent qu’on va leur imposer de ne plus utiliser leur voiture du fait du changement climatique, etc. », analyse Pablo Elorduy, journaliste au mensuel indépendant El Salto. « Évidemment, Vox n’a rien inventé en la matière, reprend le reporter. Il y a un lien avec l’alt-right [droite alternative] américaine. Au début de cette année, un des principaux idéologues de Vox, Rafael Bardají, a rencontré Steve Bannon [ancienne éminence grise de Donald Trump] et ils ont discuté de comment introduire ce type de droite en Espagne. »
Il y a un an, Vox a fait basculer le gouvernement régional d’Andalousie à droite en s’alliant au PP et à Ciudadanos. Mais aux dernières législatives, ces trois partis n’ont pas obtenu assez de sièges pour former une majorité au niveau national et l’Espagne s’achemine vers un gouvernement d’union entre le PSOE et Podemos2.
La situation est toutefois préoccupante. Vox dispose non seulement d’un fort ancrage au sein de l’armée et de la police, mais une enquête a en outre montré que le parti est arrivé en tête chez les Espagnols de moins de 30 ans lors des dernières élections. Pourquoi ? Aux yeux de Pablo Elorduy, les fake news ayant déferlé sur les réseaux sociaux ont leur part de responsabilité. « Mais il y a aussi toutes les vieilles questions laissées en suspens. L’Espagne n’a pas surmonté le franquisme ; à l’école, on n’a pas correctement enseigné ce qu’a été la dictature. On a mis ce passé sous le tapis, on a essayé de le couvrir de silence sans le toucher pour ne pas qu’il resurgisse. » En pure perte.
« Le franquisme a été le crime parfait »
Après le Cambodge, l’Espagne est le deuxième pays comptant le plus de disparus politiques au monde. Les familles des victimes désespèrent d’obtenir justice.
Longtemps, la Transition démocratique espagnole a été présentée comme un formidable succès, un modèle à exporter. Pensez donc ! Presque pas une goutte de sang versée, une armée qui renonce au pouvoir, l’opposition socialiste qui finit par prendre la tête du gouvernement. Mais cette transformation s’est faite au prix de l’injustice. « Ma grand-mère est morte vingt-deux ans après Franco, et personne ne lui a jamais demandé si elle voulait ou non que l’on cherche le corps de son mari, que l’on juge ses assassins. Ce fut un accord entre partis politiques, mais pas avec les gens », dénonce Emilio Silva, cofondateur de l’Association de récupération de la mémoire historique.
En mars 2000, ce journaliste a retrouvé la fosse où avait été jeté le cadavre de son grand-père. « Il vivait dans un endroit où les deux armées ne se sont jamais affrontées, et un jour quatre pistoleros de la Phalange ont décidé de l’assassiner. On m’a appris ça comme un facteur de honte. Mon père me disait qu’il ne fallait pas parler de ces choses-là à l’extérieur de la maison. Cette loi du silence existe toujours. »
Une « loi » qu’Emilio Silva brise allégrement. Ce 18 novembre 2019, dans un petit bar du quartier périphérique d’Hortaleza, à Madrid, l’homme n’arrête plus de raconter : « Le problème en Espagne, ce n’est pas la guerre, c’est la dictature. Ils ont continué à tuer des gens, à torturer, à violer des femmes, à mettre les lesbiennes à l’asile psychiatrique, il y avait un camp de concentration pour les homosexuels... » Plus de 100 000 corps reposent toujours dans des fosses communes – des opposants au franquisme sommairement exécutés pendant la guerre civile et les années de terribles représailles qui ont suivi.
« Avec d’autres associations, nous avons exhumé plus de 9 000 corps depuis l’an 2000. L’État pourrait résoudre ce problème en quatre à cinq ans. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? » questionne Emilio Silva. Et de suggérer une réponse : « S’il y a des victimes, il y a des bourreaux… » Sans toucher à son café, il enchaîne sur les preuves qui ont disparu, les « archives de la Guardia Civil qui ont été brûlées », les témoins qui meurent les uns après les autres, l’implacable loi d’amnistie qui protège les bourreaux toujours en vie : « Le franquisme a été le crime parfait. »
Puis Emilio Silva prend son téléphone, montre des courriels reçus. « Regarde. 11 h 06 ce matin : “J’ai besoin de savoir si mon grand-père est enterré dans la fosse commune du cimetière de Pozoblanco. À qui puis-je m’adresser ?” Autre mail : “Je suis d’Ourense et mon oncle Constantino est mort à Calatayud. Comment puis-je savoir si ses restes sont au Valle de los Caídos ?” Et ça continue et ça continue. Si les gens s’adressent à nous, c’est parce que quarante-quatre ans après la mort de Franco, l’État n’a pas créé la moindre structure pour recevoir ces familles. C’est hallucinant. »
1 Formule empruntée à l’article « Le franquisme déchire toujours l’Espagne », Le Monde diplomatique, novembre 2019.
2 Note du webmaster : C’est effectivement ce qui est arrivé quelques semaines après la publication de cet article sur papier.
Cet article a été publié dans
CQFD n°182 (décembre 2019)
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Paru dans CQFD n°182 (décembre 2019)
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Mis en ligne le 12.05.2020
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