Tarnac-en-Espagne : une construction historique

L’ennemi intérieur ou la fiction de l’anarchiste-terroriste espagnol

En Espagne, le mouvement libertaire a fait l’objet dès 2014 d’une campagne de répression et de criminalisation qui a abouti à l’arrestation d’une quarantaine de militants, pour appartenance à une « organisation terroriste anarchiste ». Cette affaire Tarnac à l’espagnole s’est conclue par la relaxe des inculpés, mais a participé à réactiver dans l’imaginaire collectif l’idée d’une « menace anarchiste ». Pour comprendre la genèse de ce fantasme policier, il faut remonter à l’époque de la transition « démocratique », dans les années 1970, lorsque dans les représentations dominantes, l’image de l’ennemi intérieur communiste cède sa place à celle de l’anarchiste-terroriste.
Par Quentin Poilvet

En 2014, le directeur général de la police nationale espagnole, Ignacio Cosidó (aujourd’hui sénateur du Parti populaire, droite), alertait les médias sur la dangerosité d’un supposé « terrorisme anarchiste ». Il dénonçait l’existence de groupes libertaires mettant en péril la « convivialité pacifique ». Cosidó préparait ainsi l’opinion publique aux opérations Pandora, Pandora 2, Piñata et ICE, menées entre 2014 et 2015. En moins d’un an, la police a arrêté et détenu une quarantaine de personnes, accusées d’appartenance à une « organisation terroriste anarchiste ». Mais après enquête, les magistrats n’ont pas réussi à prouver l’existence de ce « terrorisme anarchiste » et toutes les personnes incarcérées ont été libérées.

Malgré leur échec judiciaire, ces fictions policières ont permis de recentrer le débat public sur le thème de la sécurité en amalgamant la contestation sociale à la criminalité et à la menace. Cette stratégie, relayée par divers journaux, de droite comme de gauche, n’est pas nouvelle : elle a déjà été menée contre la CNT (Confederación Nacional del Trabajo) dans les années 1970, au moment de la reconstruction de l’organisation anarcho-syndicale, dans une période de fortes mobilisations sociales.

Autonomie ouvrière VS bureaucratie syndicale

À la mort du dictateur Francisco Franco en novembre 1975, l’Espagne est le théâtre de mobilisations populaires sans précédent depuis les années 1930. Organisées à base d’assemblées et de délégués révocables, de piquets de grèves et d’occupations d’usines, elles aboutissent à des grèves générales, comme à Vitoria, au Pays basque, entre janvier et mars 1976. Dans ce cas précis, mais loin d’être isolé, il s’agit d’une mobilisation autonome, sans partis ni syndicats, où le mot d’ordre « Tout le pouvoir à l’assemblée » est partagé par plusieurs milliers de personnes.

En Catalogne et à Madrid, les ouvriers en grève réclament également des hausses de salaire, la dissolution des corps de police armée et la destruction du régime franquiste. Mais leurs mobilisations sont contrôlées par les délégués syndicaux des Commissions ouvrières (CCOO1), qui empêchent la construction d’une grève générale interprofessionnelle. Et pour cause : les CCOO, mais aussi l’UGT (Unión General de Trabajadores), constituent les relais syndicaux des partis de l’opposition démocratique (Parti communiste d’Espagne, PCE ; Parti socialiste ouvrier espagnol, PSOE). Lesquels prennent conscience de la dangerosité d’un mouvement ouvrier auto-organisé : c’est pour faire face à cette menace qu’ils se structurent au sein d’une même instance – la Coordinación democrática. L’idée est d’unir le monde ouvrier à d’autres franges de la société afin de construire une mobilisation interclassiste permettant de « négocier » dans une position plus favorable avec les réformistes franquistes au pouvoir. Dans ce cadre, le rôle des deux principales centrales syndicales est de freiner l’intensité et la radicalité des grèves en court-circuitant le mode de fonctionnement horizontal et assembléiste des travailleurs.

La légalisation des syndicats en avril 1977 et les premières élections législatives en juin de la même année participent à la normalisation de la contestation et au discrédit des luttes sociales autonomes, qui persistent pourtant dans de nombreuses régions, comme dans le bâtiment dans les Asturies, le secteur textile à Madrid ou encore la métallurgie en Catalogne.

Mais en octobre 1977, les Pactes de la Moncloa marginalisent encore davantage les mobilisations ouvrières. S’ils représentent un progrès en termes de libertés sociétales, ces accords constituent, pour leur volet économique, une série de réformes libérales. Validés par l’ensemble des partis représentés au Parlement, ils permettent une flexibilisation du marché de l’emploi et facilitent la réduction des effectifs, tout en généralisant les contrats à durée déterminée. Ils répondent ainsi aux demandes du patronat, voulant adapter les anciennes structures économiques franquistes à la nouvelle conjoncture internationale.

Les deux principales centrales syndicales justifient ces pactes au nom de la « consolidation démocratique », car ils sont censés symboliser la « réconciliation nationale » entre vainqueurs et vaincus de la Guerre civile (1936-1939). Leur signature est l’occasion de mettre en scène un « consensus » entre toutes les forces politiques et permet dans le même temps de discréditer les ouvriers grévistes, accusés de mettre en péril la démocratie. Très vite, ces accusations se cristallisent autour de la CNT.

Une machine médiatico-sécuritaire

Dès sa reconstruction en 1976, la CNT connaît un très fort engouement populaire. En mars 1977, à San Sebastián de los Reyes (banlieue de Madrid), 30 000 personnes viennent acclamer des figures de l’anarchisme de retour d’exil. En juillet, le meeting de Montjuic (Barcelone) rassemble 50 000 participants. L’organisation revendique alors 300 000 adhérents, ce qui en fait la troisième force syndicale derrière les CCOO et l’UGT. Mais les anarchistes se divisent très vite autour de la stratégie à suivre. Ces divergences s’aggravent entre 1978 et 1979, au moment où la CNT fait l’objet d’une campagne de diabolisation dans les médias, notamment à la suite de l’incendie de la salle des fêtes Scala, à Barcelone.

Cet épisode débute le 15 janvier 1978 quand, à la fin d’une manifestation de 400 000 personnes appelée par la CNT contre les Pactes de la Moncloa, un groupe de jeunes cénétistes se retrouve dans le centre-ville et jette des cocktails Molotov sur la Scala. Le bâtiment prend feu et quatre travailleurs (dont un est syndiqué à la CNT) qui se trouvaient à l’intérieur sont retrouvés morts. Deux jours plus tard, la police affirme avoir retrouvé les auteurs de « l’attentat ». Il s’agit de militants cénétistes, accusés d’appartenir à un « commando anarchiste », présenté comme le bras armé de la CNT. S’en suit une campagne de criminalisation et de diffamation durant laquelle les journaux surmédiatisent l’idée d’une menace anarchiste. Dans les mois qui suivent, l’enquête interne menée par l’organisation et ses avocats montre qu’il y a eu des infiltrations policières au sein de la Confédération. La brigade politico-sociale franquiste et sa cellule anti-anarchiste ont recruté un indicateur qui était déjà à l’origine de l’arrestation de plusieurs anarchistes en janvier 1977. Il infiltre un groupe de jeunes cénétistes et, avant de disparaître, les incite à commettre une action violente. Par ailleurs, le procès est parsemé d’incohérences et d’irrégularités (les avocats de la CNT ont notamment montré que de simples cocktails Molotov n’ont pas pu, à eux seuls, causer l’incendie), ce qui n’empêche pas de lourdes condamnations2.

L’incendie de la Scala permet de marginaliser la CNT dans le paysage syndical (elle ne revendique plus que 30 288 affiliés en décembre 1979)3 et de réactiver la fiction de l’anarchiste-terroriste en jouant sur les peurs d’une nouvelle guerre civile. Alors que sous le franquisme, la menace intérieure étaient le rouge et la pieuvre soviétique, l’intégration du PCE au régime parlementaire s’accompagne d’une reconfiguration des figures sociales du désordre. Après la Scala, toutes les luttes sociales menées par la CNT sont appréhendées par la police comme des menaces criminelles. Cela participe à cristalliser les tensions et désaccords entre militants, qui mèneront à la scission de décembre 1979, lors du Ve Congrès de l’organisation.

L’indépendantiste basque… et après ?

Dans les années 1980 et 90, les luttes sociales persistent, mais pour l’essentiel, elles se cantonnent à l’échelle locale et prennent la forme d’une bataille pour l’hégémonie syndicale entre CCOO et UGT. Il s’agit de mobilisations ponctuelles, souvent corporatistes, contrôlées et dirigées par les délégués syndicaux avec des revendications uniquement économiques, contrairement à celles des années précédentes.

Durant ces mêmes années, la figure de l’ennemi politique de la démocratie n’est plus l’anarchiste-terroriste – les libertaires ne constituant plus une menace – mais l’indépendantiste basque. Ce nouvel ennemi intérieur permet d’exporter la menace terroriste dans les espaces de la contestation sociale et de la contre-culture qui persistent, au Pays basque notamment4. Cette volonté du pouvoir d’associer toute forme de protestation « radicale » à des actions proto-terroristes explique en grande partie le peu d’écho et de légitimité que ces luttes ont acquis.

Cependant, alors qu’au cours des années 2000 les mobilisations populaires sont rares, les années suivantes la crise de légitimité des centrales syndicales, couplée aux mesures d’austérité du gouvernement Zapatero en 2008, se traduisent par des formes de mobilisations assembléistes qui remettent en cause les cadres classiques de la mobilisation, comme en 2011 lors du « mouvement des indignés ».

C’est à ce moment-là que le pouvoir a non seulement fait appel à l’esprit de « consensus » et de « civisme » – mobilisant les référents de la transition espagnole largement mythifiés – mais a aussi réactivé la fiction de l’anarchiste-terroriste dans le but de désamorcer la popularité des pratiques de démocratie directe.

Cela montre qu’en Espagne, la figure de l’ennemi intérieur ne s’épuise pas dans son incarnation de militant indépendantiste basque, mais conserve une vigueur qui peut être employée pour marginaliser ou exclure d’autres cibles politiques, notamment celles qui ont ou peuvent avoir de l’influence sur le devenir des mobilisations populaires, comme c’est le cas du mouvement libertaire. Dès lors, bien que les opérations policières de ces dernières années se soient soldées par des échecs sur le plan juridique, l’arrestation le 13 mai dernier de militants anarchistes dans des centres sociaux à Madrid montre que la machine policière et judiciaire n’en a pas fini avec ses fantasmagories et sa recherche d’une nouvelle hydre aux mille têtes.

Arnaud Dolidier5

1 Les Commissions ouvrières sont une organisation née dans les usines durant les années 1960 pour lutter contre le syndicat vertical franquiste. Au cours de la transition politique, les CCOO ont fait l’objet d’un processus de bureaucratisation par les militants du PCE.

2 Trois militants écopent de dix-sept ans de prison pour homicide volontaire, deux autres de peines plus légères.

3 Pablo César Carmona Pascual, dans Transiciones  : De la asamblea obrera al proceso de pacto social  : CNT (1976-1981), Fundación de Estudios Libertarios Anselmo Lorenzo, Madrid, 2004.

4 Sur les luttes autonomes au Pays basque à cette période, lire Jtxo Estebaranz, Guerre à l’État. Luttes autonomes et expériences alternatives au Pays basque (1980-1992), trad. Pierre-Jean Cournet, Libertalia, 2011.

5 Historien et professeur d’histoire-géographie.

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Paru dans CQFD n°179 (septembre 2019)
Par Arnaud Dolidier
Illustré par Quentin Poilvet

Mis en ligne le 16.01.2020