Tunisie, la suite…

« L’avenir ? On ne voit rien, y a trop de lacrymo ! »

Tiens, mais au fait… Et la Tunisie ? Où en est-elle, neuf mois après sa Révolution de jasmin ? À Tunis, Sedjenene ou Ghardimaou, les quidams rencontrés par notre envoyé spécial partagent le même constat : ça n’a pas assez changé ! Heureusement, l’enthousiasme est toujours là. Reportage estival.
par Nardo

L‘avenue Bourguiba, au centre de Tunis. Quelque temps forum permanent de la révolution, elle s’est transformée en parking de la police antiémeute tunisienne. Une ambiance persistante de fin de manif y règne, entre des fourgons encore abîmés par la grosse grêle insurrectionnelle de janvier, et d’autres, flambant neufs.

Certes, c’est la crise, mais il faut bien avoir des investissements prioritaires, et l’automobile bleu marine en fait partie. Mohamed, étudiant aux beaux-arts, explique que « la police se concentre à Tunis, noyau de la dictature ». Chars, Humvee, et automitrailleuses de l’armée stationnent devant les bâtiments officiels, derrière des rangées de barbelés. La révolution n’a jamais été aussi bien protégée… d’elle-même. Par chance, de nombreux graffitis « Acab » (« All cops are bastards ») sont là pour rassurer le passant révolutionnaire anglophone. Vu de France, on peut parfois avoir l’impression que, le méchant dictateur ayant pris la poudre d’escampette, règnent ici paix et démocratie. Mais de Tunis jusqu’à la frontière algérienne, au fil des rencontres, le refrain est sensiblement différent : chômage, passe-droits, répression, « rien n’a changé »… ou alors pas grand-chose. Sameh, étudiante en architecture d’intérieur et photographe : « Il y a toujours des pages censurées, des personnes surveillées, des gens arrêtés, tabassés, des journalistes qui sont agressés, qu’ils soient tunisiens ou étrangers, qui se font confisquer leur matériel. Les choses n’ont pas beaucoup changé. La différence, c’est qu’aujourd’hui les gens osent parler. »

Tunis, 15 août 2011, ça sent le gaz lacrymogène. Deux manifs sont prévues en ville. La première marche, bien encadrée par l’Union générale tunisienne du travail (l’UGTT, unique centrale syndicale) parcourt rapidement l’avenue Mohamed-V tel un docile défilé syndical européen. La seconde manif, appelée notamment par des organisations de jeunes – la Ligue tunisienne des droits de l’homme, le Parti communiste des ouvriers de Tunisie et les conservateurs islamiques d’Ennahda – se fait bastonner à peine sortie de la rue Mohamed-Ali… De l’ex-roi du Maroc ou du boxeur impertinent, choisis ton camp, camarade ! Les deux manifs avaient pourtant les mêmes revendications : « On va demander que dégagent le ministre de l’Intérieur et le ministre de la Justice. On va demander l’indépendance de la justice, l’arrestation des criminels qui ont tué les martyrs. On n’a pas encore ouvert ce dossier et on va insister pour qu’il le soit », raconte Salem, employé d’un petit commerce familial, venu du nord du pays pour l’occasion.

Tunis, 15 août 2011, encore un mort en manif, alors que s’affiche déjà sur les timbres-poste tunisiens le portrait du martyr Mohamed Bouazizi, l’étincelle immolée de la révolution. Le mort, celui de la manifestation pour l’indépendance de la Justice, aurait eu l’idée saugrenue de se jeter au milieu de la foule depuis le cinquième étage d’un immeuble. Les membres de sa famille font part de leur étonnement dans un texte relayé sur Facebook et par l’association d’avocats Équité et justice : « Il est censé s’être jeté du cinquième étage, poursuit Sameh, et on a dit qu’il était psychologiquement instable. Par contre, il n’a pas d’os brisé, pas de dents cassées, il a juste une blessure à la tête. On ne sait pas comment quelqu’un peut chuter du cinquième étage sans être complètement amoché. Voilà, on attend toujours des réponses qui tardent à venir et qui ne viendront probablement jamais. » Des dents, il en manque par contre à Beji Caïd Essebsi. Cet ancien ministre de Bourguiba – il va sur ses 85 ans quand même, le ministre transitoire –, s’emporte face aux critiques. Premier sinistre du gouvernement de transition, il en a même perdu son dentier en direct à la télé le 19 août dernier !

par Nardo

Le président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections, Kamel Jendoubi, a lui-même jugé le 16 août que « le climat de tension et de répression que connaît actuellement le pays n’est pas du tout favorable pour la bonne tenue des élections » de l’Assemblée constituante, qui auront lieu le 23 octobre prochain. Avec plus d’une centaine de partis, dont beaucoup créés de toutes pièces par d’ex-cadres du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, parti de l’ex-président Zine el-Abidine Ben Ali), la Tunisie a basculé dans un multipartisme effréné qui n’emballe pas pour autant ses citoyens. « Mais je ne peux quand même pas appeler au boycott, confie Tarek, étudiant tunisois, parce que de toute façon c’est une échéance qui va changer la donne. On a besoin d’avoir de nouvelles données parce que là, on s’enlise vraiment. On peut dire que les élections m’intéressent car elles sont inscrites dans un certain processus. Mais elles ne m’intéressent pas en tant que telles. »

À l’intérieur du pays, les comités de protection de la révolution sont l’autre face du processus, celle qui révoque, celle qui dégage, celle qui réclame justice. Collectifs autonomes nés au lendemain de la chute de Ben Ali, quand les habitants avaient dû organiser eux-mêmes la sécurité de leurs quartiers, ils ont perduré dans de nombreuses villes et campagnes. À Sedjenene, bourg rural du Nord, dans le gouvernorat de Bizerte, le comité de protection de la révolution a animé l’été en faisant dégager le délégué du gouverneur (équivalent du sous-préfet), le directeur de l’hôpital et celui de l’administration des forêts. « On a voulu nettoyer les institutions de l’État où il restait des hommes de Ben Ali, des hommes qui avaient commis des crimes contre des citoyens », s’enthousiasme Salem. Il voudrait ainsi « nettoyer les institutions des voleurs et des criminels avant que n’ait lieu la Constituante ». Ces comités s’emparent aussi des questions économiques et sociales longtemps contrôlées par les caciques du RCD. « Ce n’est pas une révolution pour dégager quelqu’un, affirme Meher, diplômé chômeur du comité de Sedjenene, c’est une révolution pour changer la politique, l’économie, développer la société, pour que les gens vivent mieux que sous le régime de Ben Ali. » « Par exemple, poursuit Houssem, nous avons un projet autour de la production et la commercialisation des poteries berbères de Sedjenene, pour améliorer le niveau de vie des femmes rurales. »

Ghardimaou, à deux pas de l’Algérie, autre ville rurale du Nord-Ouest. Le comité du coin y publie un journal mensuel gratuit et profite de l’été et de quelques subventions grattées au gouvernorat pour améliorer l’état des écoles. Il essaie aussi de réorganiser une ferme qui héberge un centre de formation professionnelle pour des personnes handicapées, mais ce n’est pas simple : les derniers responsables de l’Association parents et amis des handicapés sont partis avec la caisse ! « Les gros n’ont pas été jugés, et tu crois qu’ils vont juger les petits ? Nous, on veut réformer toute l’association. On veut essayer de trouver des ressources. Dans la ferme, il y a plus de 700 oliviers, des vaches, il y a tout ! », s’emporte Hassan, instit et membre du comité de Ghardimaou. Chômeurs, diplômés ou non, ouvriers, profs, pêcheurs, avocats, comptables, petits commerçants, les membres de ces comités de protection de la révolution partagent avec les activistes tunisois le sentiment que peu de choses ont changé, mais aussi celui que la rentrée sera chaude, comme on dit dans les officines syndicales. « Quand on aura entamé une autre révolution, on pourra dire que celle-là est finie  », murmure Kaïs à la terrasse d’un café, entre clope et thé à la menthe. La musique de Bella ciao résonne soudain sur la terrasse… Qu’est-ce qu’y s’passe ?! La rentrée sociale ? La deuxième révolution ? Non, ce n’est que l’air de la dernière pub pour Danette…

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