Entretien avec Gwenola Ricordeau
Justice restaurative, justice transformative : des alternatives ?
Dans son livre Pour elles toutes. Femmes contre la prison (Lux, 2019), Gwenola Ricordeau critiquait vertement le système pénal, incapable de prévenir les violences faites aux femmes et générant divers autres drames 1. Développant l’idée d’un féminisme anticarcéral, elle évoquait à la fin de l’ouvrage quelques pistes d’alternatives à la justice punitive. Dans l’entretien qui suit, l’essayiste porte un regard intéressé sur le modèle de la « justice transformative », pratiquée en dehors des institutions étatiques, au sein de communautés sociales qui « ne bénéficient pas ou mal de la protection de la police et de la justice pénale ». Elle est en revanche beaucoup plus critique à l’égard de la « justice restaurative », qui vient souvent compléter l’univers pénal et carcéral en y apportant un « supplément d’âme ».
Professeure assistante en justice criminelle à la California State University, Chico (États-Unis), Gwenola Ricordeau publiera en mai prochain Crimes, peines. Penser avec l’abolitionnisme pénal (édition Grevis), autour de trois textes de Nils Christie, Louk Hulsman et Ruth Morris.
Dans le système pénal, la peine (dont la peine de prison) a plusieurs fonctions : la dissuasion (« par peur de subir cette peine, on ne commettra pas d’infraction »), la rétribution (« la personne qui a outrepassé la loi doit payer sa faute »), la réhabilitation (« la peine permet à l’auteur·e de l’infraction de s’amender ») et l’élimination (« pendant qu’elle est en prison, cette personne ne menace plus la société »). Dans Pour elles toutes, tu expliques que les peines remplissent mal ces fonctions. Pourquoi ?
« La dissuasion fonctionne mal puisque certains crimes (comme les viols) sont commis massivement. De plus, la “peur de la peine” fonctionne également assez mal sur les personnes qui ont déjà été condamnées : c’est l’objet des débats sur la récidive. Celle-ci prouve, du même coup, que la peine est assez peu efficace en termes de “réhabilitation” des personnes condamnées. En fait, la peine peut procurer une forme de rétribution, et donc d’équivalence entre le tort commis et la peine subie, ce qui est assez proche de la notion de vengeance. »
Est-ce que cela répond aux besoins des victimes ?
« Pour répondre à cette question, je trouve pratique de partir de l’énumération qu’a faite l’abolitionniste Ruth Morris des cinq besoins des victimes : obtenir des réponses à leurs questions sur les faits ; voir leur préjudice reconnu ; être en sécurité ; pouvoir donner un sens à ce qu’elles ont subi ; obtenir réparation.
À partir de là, on peut notamment souligner que parfois, le prononcé d’une peine donne à une victime un sentiment de reconnaissance – mais les auteur·es ne sont pas toujours poursuivi·es, ni condamné·es… Le procès pénal n’est pas toujours propice à l’obtention de la vérité – on parle d’ailleurs de “vérité judiciaire”. Et puis, si le prononcé d’une peine d’incarcération peut donner à certaines victimes un sentiment de sécurité, celui-ci est souvent provisoire – sans oublier que la victimation, notamment dans les cas les plus graves, s’accompagne généralement de peurs et de vulnérabilités qui ne sont pas résolues en enfermant simplement un·e auteur·e. »
L’idée d’une justice punitive est tellement ancrée en nous qu’on a du mal à imaginer que d’autres modèles ont existé. Pourtant, pendant des millénaires, des sociétés entières ont fonctionné sans prison et utilisé d’autres modes de résolution des conflits...
« Toutes les sociétés ont des modes de résolution des conflits et des manières de répondre aux comportements qui ne se conforment pas aux normes ou aux lois. Mais, à l’échelle de l’histoire de l’humanité, la prison est anecdotique, au contraire du recours à la punition, au châtiment. D’ailleurs, l’avènement de la prison a été vu, en Occident, comme une innovation plutôt progressiste.
Cette perspective très globale permet de souligner qu’avec le système pénal, c’est l’État qui décide de ce que sont les infractions. Le criminologue norvégien Nils Christie, dans son article “Conflicts as property” (1977) a une analyse devenue célèbre dans le champ de la critique du système pénal : il écrit que ce système – et avec lui toute une armée de professionnel·les (avocat·es, juges, policiers et policières, etc.) – nous “dépossède” de nos conflits. »
Tu milites pour l’abolition du système pénal. Ce qui suppose de trouver d’autres réponses aux agressions et autres situations problématiques. Quelles pistes explorer ?
« Il faut commencer par une évidence, souvent rappelée par les abolitionnistes : la plupart des “situations-problèmes” 2, pour reprendre l’expression de l’abolitionniste néerlandais Louk Hulsman, sont résolues en dehors du système pénal. À l’échelle individuelle, nous avons des compétences qui nous permettent, dans beaucoup de situations (même en cas de violences physiques), de ne pas recourir à la police ou à la justice. Et c’est souvent avec les personnes qui nous sont les plus proches que nous avons le plus de répugnance à recourir au système pénal.
Une des propositions abolitionnistes est le développement de ressources qui permettent de s’autonomiser du système pénal (par exemple, pour ne pas avoir à appeler la police dans une situation de danger) et la mise en place de formes de justice qui privilégient la médiation, la réconciliation et la guérison (de la victime, mais aussi de la communauté). »
L’alternative la plus connue au système pénal est ce qu’on appelle la justice restaurative...
« Il ne s’agit pas d’une “alternative” au système pénal, mais laissons pour le moment cette question de côté ! L’expression “justice restaurative” a commencé à être employée à la fin des années 1970, mais on considère souvent que sa fondation date de la publication en 1990 de Changing Lenses : A New Focus for Crime and Justice par Howard Zehr, un criminologue états-unien membre de l’Église mennonite, un mouvement chrétien anabaptiste évangélique. Howard Zehr est généralement vu comme le “père fondateur” de la justice restaurative et l’Église mennonite a beau coup participé à sa diffusion.
Pour Howard Zehr, le système pénal pose trois questions : “Quelle est l’infraction ?” ; “Qui est l’auteur·e ?” ; et “Comment faut-il le / la punir ?” Avec la justice restaurative, d’autres questions sont posées : “ Qui souffre ? ” ; “ Comment guérir ceux ou celles qui souffrent ? ” ; “ Quels sont leurs besoins ? ”
La justice restaurative considère le crime comme une atteinte à une personne et à des liens sociaux – à la différence de la justice pénale qui le considère comme une atteinte au droit et, dans une moindre mesure, à une personne. Outre la reconnaissance de sa responsabilité par l’auteur·e, la justice restaurative vise à ce que la victime obtienne réparation (c’est pourquoi on parle parfois de “justice réparatrice”) et à “restaurer” les liens sociaux. »
Concrètement, par quelles modalités s’exerce la justice restaurative ?
« Elles sont nombreuses. Les plus connues sont sans doute les rencontres entre auteurs et victimes et les conférences familiales (auxquelles les proches d’une personne participent pour l’accompagner dans la résolution d’un tort qu’elle a commis). On peut aussi citer les cercles de soutien et de responsabilité, mis en œuvre au milieu des années 1990 au Canada, puis développés aux États-Unis et au Royaume-Uni : il s’agit de bénévoles qui s’engagent auprès de personnes condamnées pour des délits ou crimes sexuels, mais cet accompagnement peut être mis en place aussi pour des personnes qui craignent de passer à l’acte. L’idée est de les “entourer” socialement afin de prévenir certains passages à l’acte, notamment en créant une vigilance autour de facteurs possiblement déclencheurs.
Le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont également mis en place des dispositifs comme les loges de guérison, qui sont des structures pénitentiaires intégrant des enseignements et rituels autochtones. On peut aussi évoquer les cercles de sentence et les conférences communautaires, qui permettent la participation de la communauté lorsqu’un préjudice est commis, parfois avant une condamnation, ou après, ou même en dehors de toute sanction pénale. Ils reproduisent certains fonctionnements et pratiques culturelles de divers peuples autochtones de ces pays et reposent sur des principes de conciliation et de réparation. »
Où en est le développement de la justice restaurative ?
« En France, la mise en place de procédures de justice restaurative fait suite à la loi du 15 août 2014 (“loi Taubira”). C’est assez tardif au regard de son rapide développement à partir des années 1990. Au Canada, il y a maintenant plusieurs centaines de programmes de ce type. Aux États-Unis, dans au moins une trentaine d’États, le système judiciaire intègre des dispositifs de justice restaurative. Ces programmes sont souvent destinés en priorité aux auteur·es mineur·e s ou pour traiter des actes considérés comme les moins graves (dégradations, vols simples, etc.).
Mais la justice restaurative est aussi déployée dans certaines écoles, pour remplacer le système classique des punitions (notamment les exclusions) et des conseils de discipline.
En fait, le développement de la justice restaurative se traduit par l’éclosion d’un vaste secteur économique qui propose des formations, de l’expertise, notamment auprès d’institutions comme les écoles, mais aussi d’entreprises qui veulent changer leurs valeurs et leurs pratiques. Ce secteur profite du déploiement par le système pénal de la justice restaura tive et de ces nouveaux marchés qui s’ouvrent à lui. »
Qu’apporte-t-elle de plus que la réponse pénale classique ?
« La justice pénale se désintéresse des besoins des victimes – comme, du reste, de ceux des auteur·es. La justice restaurative permet donc de répondre à certains de ces besoins : par exemple, le besoin de vérité, de reconnaissance ou de sens. »
Quel regard portes-tu sur la justice restaurative et son développement ?
« Un regard assez négatif… D’abord, je partage la critique que fait Ruth Morris à la justice restaurative : celle-ci repose sur un implicite, la possibilité de “restaurer” ce qui a été détruit. Ce qui n’est évidemment pas toujours possible. Et puis, elle n’est pas armée pour répondre à des injustices structurelles, comme le capitalisme, le patriarcat ou le racisme. En bref, elle ne permet pas de sortir de la définition des infractions par le droit pénal.
D’un point de vue abolitionniste, il faut aussi souligner la capacité de la justice restaurative à être facilement “récupérée” par la justice pénale. Ce que prouve son intégration dans la politique pénale de nombreux pays, une intégration qui peut se traduire par un supplément de peines pour les auteur·es. Des programmes de justice restaurative sont mis en place dans certaines prisons (on parle même de “restorative prisons”) et peuvent inclure des personnes condamnées à mort. Ça n’a donc rien d’une “alternative”… La justice restaurative n’est, par définition, ni opposée à l’existence de la prison, ni à la peine et à son caractère rétri butif. Elle vient “combler” ce qu’elle considère comme une lacune du système pénal.
La promotion de la justice restau rative fait partie des stratégies de la justice pénale pour incorporer certaines critiques qui lui sont faites, par exemple sur son caractère rétributif. Ces programmes de justice restaurative sont le supplément d’âme du système pénal. Et ce n’est sans doute pas une coïncidence que la justice restaurative ait connu un tel essor dans des colonies de peuplement (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, États-Unis) où elle a été promue comme une manière de répondre aux injustices spécifiques subies par les populations autochtones. C’est un aménagement qui permet de laisser hors discussion le rôle que joue la justice pénale dans l’imposition de l’ordre colonial.
La justice restaurative soulève d’autres questions, comme son efficacité – même si cela ouvre d’autres débats sur ce qu’on peut entendre par “efficacité”. Toujours est-il que de nombreuses féministes ont émis des réserves sur les procédures de justice restaurative en matière de prise en charge des violences contre les femmes et notamment les violences conjugales. Elles ont souligné que la justice restau rative ne protège pas toujours bien les victimes en raison des dynamiques propres à ce type de violence. »
Dans Pour elles toutes, tu parles également de la justice transformative. En quoi diffère-t-elle de la justice restaurative ?
« C’est la critique de la justice restaurative qui a amené Ruth Morris à conceptualiser la justice transformative, notamment dans son livre Stories of Transformative Justice (2000). Certes, il y a eu depuis d’autres réflexions, avec notamment l’ouvrage de Ching-In Chen, Jai Dulani et Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha, The Revolution Starts at Home : Confronting Intimate Violence within Activist Communities (2011), mais le point de départ, c’est bien la critique de la justice restaurative.
Contrairement aux justices pénale et restaurative, la justice transformative ne voit pas le “problème” comme commençant avec le crime, mais avec les conditions sociales qui l’ont rendu possible. Elle vise donc la “transformation” de la société. Elle promeut la “guérison” de la victime, mais aussi de l’auteur·e et de la communauté. »
Dans quel cadre s’exerce-t-elle aujourd’hui ?
« Les pratiques de justice transformative se sont développées au début des années 2000 pour l’essentiel en Amérique du Nord. Parmi les plus connus des collectifs qui la pratiquent, il y a Creative Interventions, fondé en 2004 à Oakland (Californie), qui se focalise sur les violences domestiques et familiales et les préjudices sexuels.
Contrairement à la justice restaurative, la justice transformative est mise en place par des bénévoles et s’est pratiquée, au départ, essentiellement dans des communautés qui, de toute manière, ne bénéficient pas ou mal de la protection de la police ou de la justice pénale, comme les communautés africaines-américaines ou d’autres minorités ethniques, parmi les travailleuses et travailleurs du sexe, des personnes sans titre de séjour valide, les communautés LGBTQ, handies 3, etc. Beaucoup de groupes de justice transformative s’appuient sur le concept de “responsabilité communautaire”, d’abord formulé par le collectif Incite !. La mise en œuvre de la responsabilité communautaire comporte quatre aspects : le soutien à la personne survivante, sa sécurité et son autodétermination ; la responsabilité de l’agresseur et son changement de comportement ; les changements communautaires en faveur de valeurs et de pratiques non oppressives et non violentes ; les changements politiques et structurels des conditions qui permettent au préjudice de se produire.
Évidemment, cela requiert le consentement de l’auteur·e et c’est pour cela que l’implication communautaire est importante : les proches de l’auteur·e ont un rôle crucial pour le convaincre de prendre ses responsabilités et pour s’assurer qu’il tient ensuite ses engagements. »
Concrètement, comment peut être pris en charge un agresseur dans un processus de justice transformative ?
« Cela dépend des besoins des victimes, de l’auteur·e et de la communauté. Donc il n’y a pas une procédure-type. Mais il y a des principes sur lesquels repose le processus : à commencer par le fait que toutes les victimes n’ont pas besoin d’une procédure.
De manière générale, cela commence par une identification des personnes qui vont s’engager dans ce processus (au-delà de la victime, de l’auteur et des proches volontaires). Les facilitateurs et facilitatrices de ces procédures ont diverses manières de faire, mais il existe beaucoup d’activités qui permettent de formaliser les besoins des participant·es. Le but étant que les auteur·es s’engagent à se “transformer”, mais avec un soutien communautaire. C’est donc un processus long et collectif. »
Les justices restaurative et transformative pourraient-elles s’appliquer à tous les crimes et délits, à l’échelle de la société tout entière ?
« Il y a plusieurs manières de répondre à cette question. D’abord, on peut relever que la justice restau rative a été utilisée dans toutes sortes de situation, notamment pour répondre à des crimes de masse, par exemple dans l’Afrique du Sud post-apartheid ou au Rwanda après le génocide des Tutsis 4.
Ensuite, on peut dire que les crimes et les délits sont des catégories du droit pénal et que les préjudices que l’on subit ne rentrent pas toujours dans ces catégories. Les victimes de ces préjudices ont néanmoins des besoins. Enfin, je crois que, contrairement à certains préjugés, c’est dans les cas les plus graves que la justice pénale montre son échec : elle est une réponse bien trop simpliste à la complexité des besoins des victimes et des efforts collectifs à entreprendre pour que des faits similaires ne se reproduisent plus. »
1 Lire l’entretien qu’elle nous avait accordé au printemps dernier : « Le système pénal prévient mal les violences faites aux femmes » (CQFD n° 187, mai 2020).
2 L’expression désigne toutes les situations que des personnes considèrent comme « indésirables », et donc pas simplement ce que le droit pénal définit comme une infraction.
3 Pour « handicapées ».
4 En 1995, l’Afrique du Sud créa une commission « Vérité et réconciliation » devant laquelle témoignèrent victimes et auteurs d’exactions durant les années d’apartheid. Il s’agissait d’exorciser les horreurs du passé sans forcément passer par le pénal : la commission avait le pouvoir d’amnistier, mais pas celui de condamner. Au Rwanda, les juridictions « Gacaca » ont joué un rôle à la fois pénal et restauratif : ces tribunaux communautaires puisant dans des pratiques de justice traditionnelle pouvaient condamner mais étaient encouragés à se montrer cléments envers les génocidaires qui avouaient leur crime. Chaque villageois assistant aux audiences avait le droit d’y prendre la parole.
Cet article a été publié dans
CQFD n°195 (février 2021)
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Paru dans CQFD n°195 (février 2021)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Baptiste Alchourroun
Mis en ligne le 27.02.2021
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