Putain de chronique #1
Je ne suis pas la pute que vous croyez
Dans ma vie, j’ai de nombreuses activités. Certaines pour le fun, d’autres parce qu’il faut bien bouffer. Comme tout le monde, quoi.
Parmi ces activités, il y a le travail du sexe (TDS). J’exerce sur internet, à l’hôtel ou directement au domicile des clients. Je tourne aussi des pornos à mes heures perdues. Mon corps est autant mon outil de travail qu’un support d’expérimentations infinies et de joies sans cesse renouvelées. Certes, parfois j’ai la flemme d’aller travailler. De gérer des mails, de répondre au téléphone, de faire du marketing, d’être polie avec les clients, la flemme de m’épiler, de m’apprêter quand je ne rêve que de bouquiner ou d’aller boxer. Comme tout le monde, quoi.
Le reste du temps, j’aime plutôt bien ce que je fais. Je vends de l’écoute et du sexe, deux choses pour lesquelles je suis particulièrement douée et que j’ai passé la majorité de ma vie à donner, pour rien. Le TDS, c’est bien plus qu’un salaire avantageux et le luxe de ne pas avoir de patron. Le cul, chez moi, c’est une vocation. Chaque rendez-vous m’offre l’occasion d’observer à la loupe ce que le sexe est à nos vies. Même si, pour être honnête, alors que je brûle d’expériences nouvelles et fascinantes, mon taf consiste surtout à écouter Luigi parler de son divorce, Michel s’inquiéter de ses performances, ou Fredo tenter de me convaincre que « nous deux, c’est du sérieux ». Les vraies belles rencontres sont rares. La vie, quoi.
Quand je rentre chez moi, je range mon salaire dans une petite boîte. Avec, je fais ce que toutes les personnes précarisées font avec de l’argent : gérer la dèche du quotidien et, quand il y a moyen, se faire plaisir à soi et aux gens qu’on aime.
Pourtant, mon métier a donné naissance à l’une des insultes les plus dégradantes qui soient. Je suis toujours sidérée du nombre de personnes qui s’arrogent le droit de juger ce que je fais de mon cul, et surtout de parler en mon nom. Les abolitionnistes1 multiplient les chiffres pour démontrer que toute sexualité tarifée s’apparente à du viol ; les politiques étatiques réussissent le combo d’être à la fois misérabilistes, stigmatisantes et répressives ; les discours de droite comme de gauche s’embourbent toujours dans de vieilles considérations morales ; le fisc nous traque pour qu’on paie nos impôts pendant qu’à l’Assemblée nationale on nous présente comme des victimes sous influence ; et les banques ferment arbitrairement nos comptes dès qu’elles réalisent d’où provient l’argent.
À celles et ceux qui me considèrent comme une victime, je dis que devenir putain est la meilleure décision que j’ai prise pour récupérer une bonne fois pour toutes la propriété de mon corps et de ma sexualité. Le patriarcat ne me coûte pas plus cher depuis qu’il me paie. Si pute est mon métier, c’est parce que je suis une salope décomplexée. Ne me libérez pas, je m’en charge, et ne me réinsérez pas non plus, par pitié : j’accède enfin à une autonomie financière, et c’est moi qui fixe mon salaire.
Quant à celles et ceux qui m’accusent d’être une mauvaise féministe, je répondrai que nous ne sommes tout simplement pas du même côté des barricades : moi j’ai choisi Stonewall2 et Jennifer3, avec toutes les personnes qui tapinent par plaisir, ou à défaut d’autre chose, en y étant contraintes parce qu’on leur refuse des papiers, parce qu’on les pousse à la clandestinité, parce qu’on ne les juge pas assez blanches, pas assez valides, pas assez compétentes pour faire un autre métier.
Je n’ai pas honte de mon taf. Mais comme la majorité d’entre vous en a honte pour moi, je me bricole un quotidien acceptable pour m’éviter de vivre le stigma chevillé au corps. Je pourrais être la femme de ménage qui nettoie vos locaux à 5 heures du mat’. L’étudiante qui garde vos mômes le samedi soir. La voisine qui élève seule ses quatre enfants. Qui sait, je suis peut-être votre ancien pote de lycée qui s’est fait virer de chez lui après avoir annoncé qu’il n’était pas un garçon et que, désormais, il faudrait le genrer au féminin. Ou votre ex qui, après s’être fait harceler une fois de trop sur son lieu de travail, a décidé que tant qu’à se faire tripoter, autant en faire un métier.
Ce qui est sûr, c’est que je ne suis pas qu’une putain. Je refuse qu’on me réduise à mon activité. Je suis une pute bi et féministe aux compétences multiples, une daronne précaire qui régule ses humeurs à grand renfort de cachetons, et dont la vie est faite de résistances quotidiennes, d’entraide, de pratiques de clandestinité, d’auto-organisation et d’autodéfense. Une vraie personne quoi.
Enchantée, moi c’est Yzé.
1 À ne pas confondre avec l’abolitionnisme carcéral. Dans le cas du travail du sexe, les « abolos » défendent que « tout acte sexuel imposé par l’argent et les inégalités constitue une violence », en militant pour un cadre répressif, notamment via la pénalisation des clients (loi de 2016), et la « réinsertion des prostituées ». Pas de panique, on y reviendra.
2 Bar emblématique de New York d’où partirent, suite à une descente de police, les émeutes de juin 1969, apogée des luttes LGBTQI+ (sigle qui désigne les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans, queers, intersexes et asexuelles). Les manifestations, notamment celles de TDS trans et racisé·es, furent férocement réprimées.
3 Femme trans et militante TDS, incarcérée dans le quartier des hommes de la maison d’arrêt de Seysses (Haute-Garonne) pour tentative d’homicide contre son violeur en 2020. Après de fortes mobilisations, elle a obtenu son transfert vers le quartier des femmes au printemps dernier.
Cet article a été publié dans
CQFD n°203 (novembre 2021)
Dans ce numéro, un dossier "cette mort qu’on nous vole". Mais aussi : une enquête sur la traque des migrants à Calais, un entretien sur la militarisation de la police, les confessions d’un rebelle irlandais, l’évasion d’un prisonnier palestinien...
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Paru dans CQFD n°203 (novembre 2021)
Dans la rubrique Putain de chronique
Par
Illustré par Nijelle Botainne
Mis en ligne le 21.01.2022
Dans CQFD n°203 (novembre 2021)
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