Gilets jaunes mutilés
« Ils m’ont pris ma main ! »
Un jour, possiblement, vous croiserez dans la rue un homme à une seule main. Et si vous osez lui demander ce qui lui est arrivé, il vous répondra peut- être : « C’est parce que je suis allé manifester pour la hausse du Smic. »
La répression du mouvement des Gilets jaunes a été un carnage humain. Des centaines de blessures à la tête, des dizaines d’éborgnements, au moins un décès. Des corps de crève-la-dalle, ça n’a jamais valu grand-chose aux yeux d’un pouvoir aux abois.
Anciennement journaliste à La Décroissance, l’écrivaine Sophie Divry a rencontré cinq Gilets jaunes dont la main a été arrachée par la déflagration d’une grenade policière. Entre septembre 2019 et février 2020, elle a récolté leurs témoignages, avant de les mélanger dans un livre puissant, entièrement écrit à la première personne : Cinq mains coupées (Seuil, octobre 2020). Sophie Divry insiste : dans le bouquin, pas une seule phrase n’est d’elle, tout est citations. L’autrice s’est contentée de réunir en une unique voix un quintet de souffrance et de révolte.
Un chœur formé de quatre ouvriers et un étudiant, âgés de 22 à 53 ans. Ils s’appellent : Gabriel, Antoine, Sébastien, Frédéric et Ayhan. Écoutons-les, sans savoir, donc, quels propos sont à qui. Peu importe. Un chant de mutilé, ça a quelque chose d’universel.
« C’était juste un objet par terre que je voulais écarter. Je ne savais pas ce que c’était. » Il faut imaginer la cohue, les gaz lacrymogènes, les cris, les tirs de LBD. « La seule envie que j’avais, c’était de l’éloigner. Je n’ai pas réfléchi, j’ai voulu la prendre dans ma main pour l’éloigner. C’était un réflexe, c’est animal… Danger : j’éloigne. Là mon collègue m’a crié : “Touche pas !”, mais je n’ai pas entendu. » Et boum. « Non, en fait, je ne me rappelle même pas avoir entendu de “boum”. Je ne me souviens pas. Je n’entends rien. Je sens un énorme choc. Par réflexe, je tourne la tête et je ferme les yeux. » Mais il faut bien les rouvrir. Et constater : « Plus de main. À la place, il y a une espèce d’amas de chair dégoulinant de sang. Je voyais l’os au milieu, et des lambeaux de chair de chaque côté, comme une banane. » Un cri : « Ils ont pris ma main ! »
Ensuite, ce sont les pompiers qui te demandent de marcher parce qu’ils ne peuvent pas déplier la civière, vu que les flics continuent de tirer dans tous les sens. C’est l’arrivée à l’hôpital, un gaz anesthésiant : « Quand je reprends conscience, je suis nu sous une robe de tissu en salle préopératoire. Je regarde ma main et je comprends que c’est réel. Le médecin m’annonce qu’on va m’amputer. » C’est l’opération – ou les opérations. Parfois la cicatrisation se passe bien, d’autres fois ça nécrose. Heureusement, il y a la solidarité, les visites des amis, les petits mots des collègues de boulot, les camarades du rond-point qui dédicacent un gilet jaune, la compagne aimante qui ne t’abandonne pas. « La seule méchanceté, elle est venue des médias, direct, le soir du 9 février, un mec, un syndicaliste de la police je crois, a dit sur un plateau : “C’est bien fait pour sa gueule.” Parce que j’étais habillé en noir. »
Par la suite, il y a des questions : « Je ne savais pas comment expliquer à mes enfants que c’était la police qui m’avait fait ça, parce que pour eux la police, c’est les gentils, c’est pas les méchants, et là, c’était pas le cas du tout. » Il y a aussi la recherche de ce qui s’est passé : « Mon frère m’apporte mon ordinateur et avec la main gauche je tape sur Internet. J’apprends l’existence des grenades Gli-F4, j’apprends qu’elles sont chargées de TNT, que la Gli-F4 elle est grise avec un capuchon rouge, et la lacrymo est grise avec un bandeau rouge… Autant dire que pour les distinguer, c’est pas évident.1 »
Puis c’est le début de l’enquête : « Deux ou trois jours après l’amputation, des mecs de l’IGPN rentrent dans ma chambre. Ils m’apprennent que la police a déposé plainte contre moi ! Pour agression envers les forces de l’ordre, “dans l’hypothèse où vous auriez voulu relancer la grenade”. »
À l’hôpital, il se peut que le séjour se déroule à merveille, que le personnel soit exquis. Il se peut aussi que non : « Il a fallu que [ma mère] se batte pour que j’aie un matelas à escarres, car j’avais des escarres. Il a fallu qu’elle se batte pour qu’ils me remettent les gaz anesthésiants pendant les changements de pansements, parce qu’une infirmière avait décidé que je n’en avais pas besoin. C’était l’enfer à Pompidou. Il y a des milliers de chambres. C’est comme dans n’importe quel métier où on te presse, on te presse, les nanas courent sans arrêt. Ce qu’on a vécu à Pompidou, c’est révélateur justement de ce pour quoi on s’était mobilisés : la carence du service public. »
Une fois sorti de l’hosto, tu dois t’habituer à ton nouveau corps. « Quand les points de suture sont tombés, l’infirmière m’a dit de me masser le moignon. Je lui ai dit : “Comment voulez-vous que je me masse alors que je n’arrive pas à poser les yeux dessus ?” Je ne l’acceptais pas. »
Vient l’heure de la prothèse, qui coûte des dizaines de milliers d’euros. Par chance, « tout a été pris en charge par la Sécu. J’ai eu droit d’avoir aussi une espèce de grosse pince avec laquelle je peux bricoler ou jardiner, c’est pratique, même si avec ça j’ai un peu l’impression d’être un homard. »
Tu ne passes plus inaperçu. « C’est assez ambivalent comme situation. Quand je suis dehors avec la prothèse, ça attire le regard, la curiosité et le dialogue. Les gens viennent vers moi, ils me demandent comment ça marche… “Ah c’est incroyable…” Tout le monde trouve ça incroyable. J’ai l’impression qu’ils en veulent tous une ! Ils voient que ça bouge, ils s’imaginent que je peux faire tout ce qu’on fait avec une main. Mais non. On discute et je leur fais comprendre qu’on ne fait pas grand-chose avec ça. J’ouvre et je ferme, c’est tout. Et si je me balade sans la prothèse, ce qui est rare, alors là c’est l’inverse : les gens sont effrayés. Ils ne regardent pas. Ils n’ont pas envie de voir ça. Je comprends, ce n’est pas évident de voir une main coupée. »
Et puis c’est la galère du quotidien : « Avec une main, tout prend plus de temps. S’habiller c’est faisable, mais c’est beaucoup plus long. Tout ce qui est vaisselle, ce n’est plus possible. Le linge, on ne peut pas l’étendre d’une main. Tout est beaucoup plus long. Du coup, j’ai dû m’acheter un lave-vaisselle, un sèche-linge, ça fait encore des frais. » Ou alors c’est la débrouille : « Je m’invente mes petites méthodes. Éplucher des patates, j’ai trouvé le truc, c’est tout bête : je plante un couteau dans la patate, je la bloque avec mon avant-bras droit, et puis, après la main gauche, j’épluche une face de la patate, hop !, je la retourne et je fais l’autre face. Ça prend plus de temps, mais voilà, je le fais tout seul, sans rien demander. »
Financièrement aussi, c’est compliqué : « Je ne peux plus exercer mon métier, bien sûr : un plombier à une main, ça n’existe pas. » Que reste-t-il ? Le RSA ou l’allocation aux adultes handicapés. « C’est triste, parce que la chaudronnerie, c’était vraiment ma passion. » L’ennui s’instille : « Je me fais chier. Il ne se passe rien. J’ai rien à raconter. C’est la merde, clairement. La guitare, c’est mort, la moto, c’est mort. » Et la douleur physique : « Un phénomène de serrage, comme s’il y avait un étau qui englobait mon moignon et me serrait en permanence, c’est la douleur la plus insupportable, et celle qui est tout le temps là. » Parfois, c’est le membre absent qui fait encore mal : « Les douleurs fantômes, il faut ne plus y penser pour pas que ça gratte, mais c’est compliqué parce que plus t’essayes de ne pas penser, plus tu y penses. »
Quid de la justice ? « Le procureur a décidé de classer l’affaire… comme ça, sans jamais m’avoir entendu. J’ai rigolé, j’étais choqué. Ce n’est pas possible. Je m’attendais au minimum à être reçu ! » Reste la possibilité de déposer une nouvelle plainte, avec constitution de partie civile, ce qui coûte de l’argent. Est-ce que ça vaut le coup ? « Est-ce qu’il y aura vrai ment un procès ? Franchement, j’en mettrais pas ma main au feu – celle qui me reste. »
Parmi les mutilés, certains ont recommencé à manifester, d’autres ont trop la trouille pour ça. Tous, probablement, se posent la même question sur la grenade qui a emporté leur main et leur vie passée : « C’est une arme, ce truc, c’est une arme de guerre. Pourquoi ils jettent ça sur les gens ? »
1 En 2020, la Gli-F4 a été remplacée par la GM2L, à la dangerosité équivalente.
Cet article a été publié dans
CQFD n°197 (avril 2021)
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Paru dans CQFD n°197 (avril 2021)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Baptiste Alchourroun
Mis en ligne le 17.04.2021
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