Procès Saboundjian VS Bentounsi
Homicide volontaire avec sursis
21avril 2012. Dans une rue de Noisy-le-Sec. Amine Bentounsi court. Il court pour échapper à la police, pour échapper à l’enfer carcéral où il a passé tant d’années de sa courte vie. Quand il trébuche, il se redresse et reprend sa course folle. À bout de souffle. Au bout de sa vie. Il tombe. Damien Saboundjian, gardien de la paix, vient de lui tirer une balle dans le dos. Amine, 29 ans, est mort à l’hôpital Pompidou, le 22 avril 2012 à 5h10 du matin.
18 janvier 2016. Cour d’assises de Bobigny. Dans le box des accusés, l’agent de police Saboundjian est accusé de « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Il risque vingt ans de réclusion. Mais le procureur demande aux jurés de prononcer une simple révocation, ainsi qu’une interdiction de port d’armes, et de le condamner à cinq ans de prison avec sursis. Il est acquitté, les jurés considérant qu’il était en état de légitime défense. Peu importe que Bentounsi soit mort d’une balle dans le dos. Les jurés n’ont pas eu à expliquer cette incongruité. L’intime conviction suffit. Mais, fait rarissime, le parquet fait appel. Pourquoi ? Celui-ci considère-t-il qu’il est trop dangereux de laisser un individu tel que Saboundjian exercer la profession de policier ? Ou que pour continuer à prononcer des non-lieux en faveur de la police, il faut en condamner quelques-uns ? Ou, allez, prenons-nous à rêver, commence-t-on à se dire Place Beauvau, qu’il faut cesser de tirer les jeunes des quartiers populaires comme des lapins ? Bref, le parquet remet ça. Le procès en appel se tient un an plus tard.
6 mars 2017. Cour d’assises de Paris. Dans le box des accusés, toujours Saboundjian. Toujours inculpé de « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Il risque toujours vingt ans de réclusion. En face, Amal Bentounsi, la sœur de la victime. Depuis cinq ans, elle se bat pour connaître la vérité : si l’agent de police Saboundjian était en état de légitime défense, comme il l’affirme, pourquoi son frère est-il mort d’une balle dans le dos ? C’est ce que les juré.e.s, le parquet, le juge et la partie civile tenteront de comprendre tout au long de ces cinq jours de procès.
Mais le policier ne convainc personne, malgré le soutien de ses collègues qui le couvrent, à coups de mensonges éhontés, tordus, mal ficelés. « Pourquoi avez-vous menti ? », demande Régis de Jorna, le président du tribunal, à Ghislain Boursier, le coéquipier, qui s’est rétracté après avoir dit qu’il avait vu Amine Bentounsi se retourner. « Je ne sais pas », répond-il d’une voix à peine audible. Indignation des magistrats. Mais pas de sanction. Les rapports et contre-rapports des experts en balistique, qui s’apparentent à des mémoires en défense, ne convaincront pas davantage. Le Président lancera même à l’un d’eux : « Je n’ose pas demander combien vous avez été payé pour cette expertise. » L’exact contraire du rapport de l’IGPN (Inspection générale de la police nationale, l’IGS autrefois), conduit par le commandant Nieto. Accablant pour le policier. Une fois n’est pas coutume. Pourquoi, dans cette affaire, c’est si rare, l’IGPN a fait son travail ? Nous sommes nombreux à nous le demander. Saboundjian, lui, ne l’accepte pas. Extrait d’écoutes téléphoniques. Saboundjian à un syndicaliste de la police : « Il faut faire gicler l’inspecteur de l’IGS. […] Non seulement ils ont osé toucher à un flic, mais en plus à un syndicaliste. » Mais Nieto n’a pas « giclé », il a même résisté aux pressions et persisté jusqu’à livrer sa conclusion : la scène de tir a été modifiée avant l’arrivée de l’identité judiciaire, les douilles ont été déplacées. Difficile pour Nieto de conclure à un cas de légitime défense.
Il y a aussi les témoins que la police tente d’écarter. Comme Saliha, qui a vu Bentounsi courir sans jamais se retourner et tomber face contre terre. Lorsqu’elle appelle le commissariat de Noisy-le-Sec pour en témoigner, on lui répond que « Ça ne sert à rien de raconter ça, ça n’a aucune utilité. Je vous conseille de raccrocher ». Elle contacte alors un autre commissariat qui la renvoie vers l’IGPN, qui va l’auditionner.
Et il y a les écoutes. Saboundjian est son pire ennemi. « On pourrait passer des heures sur vos conversations, commente le Président, il y a des parties qui sont de véritables anthologies. » Extrait. Saboundjian à l’un de ses collègues : « J’ai été reçu par le préfet de Seine-Saint-Denis. Il m’a dit “L’administration est avec vous. On va vous payer vos frais de justice et on va vous muter où vous voulez.” » Son collègue : « Tu as l’administration avec toi. C’est bien. Quand t’as l’administration avec toi, t’as le gouvernement avec toi, le pouvoir… C’est bien. Ils nous protègent de la justice. » « Peut-être que cette affaire va me faire avoir de l’échelon », poursuit le flic inculpé. « Monsieur Saboundjian, demande le président interloqué, quand on tue, on monte en grade, alors ? Une arme n’est pas un permis de tuer. Il y a comme un fonctionnement à l’envers. J’espère que ce n’est pas l’esprit qui prévaut dans la police. » Saboundjian essaye d’atténuer son propos et explique qu’il voulait dire que ses collègues obtiennent des promotions quand ils ont été blessés. « Mais vous n’avez pas été blessé. » – « J’ai failli mourir ! » – « Vous n’êtes pas mort. Mais monsieur Bentounsi est mort, lui. » – « J’ai vécu des choses très dures et on en rajoute avec des questions. » Et de finir : « C’est une avant-première en France qu’un policier se retrouve dans une Cour d’assises. C’est très dur. Est-ce qu’un bon policier c’est un policier mort ? » S’il ne risquait une lourde peine de prison, il fait peu de doute qu’il aurait assumé volontiers d’avoir tué Amine Bentounsi et n’aurait même pas invoqué la légitime défense pour se dédouaner. En effet, que vaut la vie d’un homme qui a passé une partie de son existence entre trafic, braquages et prison ? Bentounsi était en cavale depuis deux ans. Sorti de prison par la grâce d’une permission, il avait décidé qu’il n’y retournerait pas.
Mais le président refuse le raccourci. « Il n’y a pas de bonnes et de mauvaises victimes », tente-t-il d’expliquer à l’accusé. C’est dit : Amine est une victime. Enfin. Il n’est plus le « fuyard », le « braqueur », le « multirécidiviste ». Saboundjian ne comprend pas. Il est policier, syndicaliste, protégé par l’administration. Il a le droit de tout. De fait, il n’a pas une parole de regret, pas un pardon, pas un mot qui prenne en compte la douleur de la famille, désormais vissée au corps. Alors, quand Saboundjian pleure – il éclatera plusieurs fois en sanglots –, on a le sentiment désagréable qu’il pleure sur son sort. Il s’en faudrait de peu qu’il nous dise que tout ça c’est la faute à Bentounsi. Arabe et voyou.
La teneur des débats, l’indignation des magistrats face à ce policier convaincu de sa toute-puissance, face aux mensonges et aux dissimulations de la police, nous avaient presque convaincus que Saboundjian serait révoqué de la police. Mais non. Il a été condamné à cinq ans de prison avec sursis et cinq ans d’interdiction de port d’armes. Sentiment de colère pour certain.e.s, d’amertume pour d’autres, même si nous partageons le soulagement de la famille, car la légitime défense a été écartée et Saboundjian condamné, même a minima. On est loin en effet de l’acquittement de Bobigny. Même si la petite lueur de joie qui a remplacé les rictus de douleur qui traversaient jusque-là le visage ridé et las de M. Bentounsi nous réchauffe le cœur. Même si nous éprouvons une satisfaction évidente devant la colère des policiers d’avoir été traînés devant une cour d’assises, a fortiori à cause d’un « Bencouscous ». Ils savent désormais que ça peut arriver, même s’ils s’en tirent à bon compte.
Il n’empêche qu’à moins d’une procédure disciplinaire en raison du sursis, Saboundjian va continuer à exercer son métier de flic, et une fois qu’il aura retrouvé son port d’armes, il pourra retourner sur le terrain et dégainer. Ce verdict, ahurissant et incompréhensible au regard des débats, montre bien que nous n’étions pas dans un procès de la police, censé juger ses méthodes violentes et racistes. Au contraire, chaque fois qu’ils l’ont pu, procureur et juges ont rappelé le respect qu’ils portent à cette institution. René Crosson du Cormier, le procureur, l’a dit sans détour : « La police nationale, c’est la gloire de la France. » C’est aussi celle qui protège les privilèges de ces magistrats à particules. Cette justice-là n’a que faire de nos morts. Elle n’est pas pour nous. La bagarre continue.
Cet article a été publié dans
CQFD n°153 (avril 2017)
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Paru dans CQFD n°153 (avril 2017)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Aurel
Mis en ligne le 23.06.2018
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