Reportage à la frontière Mexique / États-Unis

Guerre aux migrants : yes they can !

Une frontière, deux villes : entre San Diego (Californie) et Tijuana (Baja California, Mexique), en bord de Pacifique, une vertigineuse double barrière symbolise le repli des États-Unis sur eux-mêmes, sous administration républicaine comme démocrate. Reportage.
Photo Pauline Laplace

San Diego, mi-octobre 2024, fin de matinée. Cheville ouvrière de l’initiative « Border Church » (Église frontalière), Robert, casquette marron et gueule de baroudeur, lève les mains le long de la vertigineuse barrière frontalière couleur rouille, puis les tend vers le ciel. La dizaine d’autres personnes assistant à l’office font de même, saisies de ferveur religieuse. Alléluia. Et que Dieu vienne en aide à ceux qui souffrent dans leur traversée de la frontière – ici deux remparts de plus de dix mètres, séparés par une sorte de no man’s land désolé.

« Le plus souvent, les migrants sont expulsés au Mexique, à moins qu’ils ne certifient être en danger de mort – et encore. »

De l’autre côté des barres de métal enfoncées dans le sol comme des rails de chemin de fer géants espacés d’une vingtaine de centimètres, apparaît soudain un jeune homme à l’air traqué, au bout du rouleau. Il est colombien et croyant. S’il veut bien communier via une minuscule ration de vin rouge, il a surtout soif et faim. Il est bientôt rejoint par une vingtaine d’autres personnes exilées qui ont sauté la première barrière. Ils sont indiens, sri-lankais, colombiens – que des hommes. Entre deux murs, ils attendent que la Border Patrol (patrouille frontalière des États-Unis) vienne entériner leur entrée sur le territoire états-unien, afin de lancer la procédure d’asile. Ce qui n’est pas gagné, explique Robert : « Le plus souvent, ils sont expulsés au Mexique dans la foulée, à moins qu’ils ne certifient immédiatement être en danger de mort – et encore. »

Robert et ses amis font ce qu’ils peuvent : prier, donner quelques infos, des bouteilles d’eau ou des sachets de chips à travers les barreaux. Mais pour les vingt personnes capturées, le résultat sera sans doute le même : expulsion. Avant qu’ils retentent leur chance, ailleurs, par un endroit moins surveillé – et plus meurtrier – comme le désert du Sonora en Arizona.

United States of repli sur soi

Il est fichtrement aisé de constater l’obsession frontalière aux États-Unis. Il suffit d’écouter ou lire les discours des deux candidats à la mandature suprême, Donald Trump et Kamala Harris – le premier poussant toujours le bouchon rhétorique plus loin dans l’ignominie1, la seconde se convertissant à un discours éminemment rigoureux sur le besoin de « frontières fortes ».

Photo Pauline Laplace

Comme le résume une travailleuse sociale dans un lieu d’accueil pour familles migrantes à Tijuana : « Si Trump est plus explicitement raciste, on a vu Biden continuer sa politique, rehausser les murs et compliquer encore les conditions d’asile. » En cause notamment, des mesures passées en juin 2024 par Joe Biden qui restreignent drastiquement le nombre de personnes pouvant demander l’asile et condamnent les concernés à patienter de longs mois en terre mexicaine s’ils ne souhaitent pas tenter la traversée clandestine2.

« Si Trump est plus explicitement raciste, on a vu Biden continuer sa politique, rehausser les murs et compliquer encore les conditions d’asile »

Le 13 octobre, on assiste à une réunion de notables républicains du comté de San Diego, dans un hôtel huppé de banlieue, le Legacy Resort. La sauterie commence vers 19 heures, devant un public d’une centaine de personnes, aux profils variés, mais assez peu « populaires ». Sur la scène, des figurines grandeur nature de Trump en Rambo ou en Superman, et des orateurs et oratrices, en costard ou tailleur, qui consacrent une bonne partie de leur temps de parole à la « menace migratoire », après avoir prié tous ensemble « pour protéger l’Amérique des marxistes, des ennemis […] et de l’invasion des migrants ». Une dizaine de candidats aux élections locales3 se succèdent, qui en font des tonnes sur le mur et les expulsions à venir. Invitée spéciale, une instagrameuse qui a « filmé la frontière » est présentée comme l’équivalent d’une grande reporter. Elle parle d’« open border » (frontières ouvertes), de « national security threat » (menace sur la sécurité du pays) ou de « chaos  ». Sur les images, on la voit parvenir à se glisser par un interstice sous une barrière frontalière, manière de dénoncer la porosité du dispositif sous Biden. « Voilà pourquoi nous avons besoin du mur de Trump », conclut-elle.

Au fil du temps et des mandatures, le mur a grandi, forci, empêchant contacts et échanges

Cette parole se diffuse facilement hors des cercles républicains. Plusieurs interlocuteurs, chauffeurs de taxi, universitaires, nous expliquent chacun à leur manière qu’une forme d’« habitude » aux saillies de Trump s’est installée, que les centaines de morts chaque année à la frontière4 sont occultés par l’outrance du provocateur en chef. Les Haïtiens mangent les animaux de compagnie des patriotes, les Mexicains sont tous des violeurs, etc. C’est devenu la norme. Et un dialogue de l’immense auteur de roman noir et ennemi revendiqué du trumpisme, Don Winslow (dont le chef-d’œuvre est une trilogie écrite sur dix ans et racontant la violence de la frontière côté guerre de la drogue), s’impose comme grille de lecture :

– « Il est fou ? » a demandé Marisol.

– « Il lance de la boue sur le mur pour voir si elle reste accrochée. »5

Friendship Park : l’amitié déniée

En 1971, la femme du président américain honni Richard Nixon, Pat Nixon, inaugurait un espace à la frontière San Diego et Tijuana : le Friendship Park (le parc de l’amitié). Après avoir planté un arbre, elle avait exprimé son souhait que la petite barrière de séparation alors en place finisse par tomber. Autres temps. Depuis le début des années 2000, ce qui était un espace transfrontalier, à cheval entre les deux pays, où familles et amis pouvaient communiquer, se retrouver de part et d’autre de la barrière, pour échanger des nouvelles, partager un pique-nique ou lézarder au soleil, et même se toucher à travers les barreaux, n’a cessé de se militariser. Au fil du temps et des mandatures, le mur a grandi, forci, empêchant contacts et échanges. Il s’est même dédoublé, avec une dernière portion construite en 2023 sous l’administration Biden. Malgré la fondation d’un collectif intitulé Friends of Friendship Park, tentant de faire vivre cet espace, les possibilités de rencontres ont décliné à l’ombre du mur, jusqu’à la fermeture totale du lieu. Le parc est aujourd’hui inaccessible côté États-Unis.

Photo Pauline Laplace
« Je suis mexicaine, mais je me considère comme “fronteriza” : une personne qui vit des deux côtés, parle les deux langues, partage les cultures »

On retrouve Dan, rencontré à San Diego, du côté mexicain du parc, et de la frontière. L’ambiance n’est pas la même que chez le voisin à bannière étoilée. Derrière lui, le mur est décoré de peintures, dont l’une montrant Trump et Biden se roulant une pelle, avec pour slogan « Faire tomber ce mur ». Ce dernier s’ancre, ici, jusque dans l’Océan Pacifique, survolé par des oiseaux marins et des hélicos. Dan, qui gagne sa vie comme prof d’espagnol à San Diego, consacre une grande partie de son temps à l’entretien du parc côté Tijuana. Il vit dans l’appartement le plus au nord-ouest de tout le pays, tout proche du parc, et donnant sur le mur, et semble littéralement obsédé par la double barrière. Comme beaucoup d’habitants des environs de la frontière, des deux côtés de ce que d’aucuns appellent l’« Amexique », il estime ne pas devoir choisir entre deux mondes si similaires.

C’est aussi le cas de sa camarade de lutte Nancy : « Je suis mexicaine, mais je me considère comme fronteriza [frontalière]. Une personne qui vit des deux côtés, parle les deux langues, partage les cultures. Et c’est justement cette dualité qu’affecte le mur, qui détruit tout, des communautés à la nature environnante. »

Dan comme Nancy ou Robert sont impliqués dans des luttes transfrontalières qui visent à dépasser la barrière. Qu’il s’agisse de dénoncer la pollution du pacifique par une rivière côté américain ou de revendiquer un espace de rencontre symbolique à travers les barreaux, ils n’entendent pas laisser gagner le repli sur soi, rappelant que de part et d’autre il y a des humains, et que l’on n’arrête pas des parcours de vie avec un mur.

Émilien Bernard6

1 On ne saurait tout lister. Rappelons simplement qu’il a récemment déclaré que les Démocrates avaient « importé un fléau mortel de migrants criminels » et que des hordes de ces derniers avaient « attaqué des villages et villes dans le Midwest ».

2 Pour plus de détails, lire « Lukeville, Arizona : il n’y a plus personne à la frontière avec le Mexique », Mediapart (17/10/24).

3 Aux USA, les élections présidentielles sont l’occasion dans beaucoup d’États d’élire des candidats à des postes tels que celui de shérif ou de procureur général.

4 686 morts ou disparus ont été comptabilisés à la frontière en 2022. Lire notamment : « La frontière entre les États-Unis et le Mexique est l’itinéraire migratoire terrestre le plus meurtrier au monde », site de l’OIM (12/09/23).

5 La Frontière, Harper Collins, 2019.

6 Dans la version papier du n°235 de CQFD, le surtitre original de cet article était « La frontière comme obsession ».

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Cet article a été publié dans

CQFD n°235 (novembre 2024)

Ce mois-ci, on s’entretient avec une militante impliquée dans la révolte contre la vie chère en Martinique. Deux de nos reporters sillonnent le mur frontière qui sépare les États-Unis du Mexique, sur fond de campagne présidentielle Trump VS Harris. On vous parle de l’austérité qui vient, des patrons qui votent RN, mais aussi de la lutte contre la LGV dans le Sud-Ouest et des sardinières de Douarnenez cent ans après leur grève mythique…

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