Petits et grands larcins au turbin
Fumer son taf
Été 2017, nous sommes trois potes à travailler dans l’animation, en colo en Finlande. On n’est pas très bien payés, comme presque tout le temps dans l’animation. Alors, quand on s’aperçoit à la fin du séjour qu’il reste pas mal de fric sur l’enveloppe destinée aux menues dépenses des ados, on décide de l’utiliser pour se faire plaisir. Histoire d’avoir l’impression qu’on s’en sort le moins mal possible et qu’on roule un peu le patron dans la farine. Sauf qu’on s’y prend comme des manches. Qu’on se met en retard. Et qu’on finit dans un petit supermarché de seconde zone, où rien ne nous fait vraiment envie. De dépit, et abandonnant nos rêves de champagne et de renne séché, on finit par acheter une dizaine de cartes postales.
Maigre larcin, qu’on se partage quand même fièrement.
Ma vie est remplie de petits butins du travail. J’écris ce papier sur mon ordinateur du boulot, je possède une quantité astronomique de crayons de couleur et de stylos bleus, j’ai regardé pas mal de séries sur un vidéoprojecteur « emprunté » au taf et j’ai imprimé des tas de brochures sur des photocopieuses professionnelles - en y oubliant parfois l’original, ce qui a déclenché d’intéressantes discussions politiques...
Je ne suis pas la seule. Au contraire : piquer au boulot, du marqueur à l’ordinateur, est l’une des choses les plus répandues au monde. Il me semble d’ailleurs, quand j’en parle avec des gens, qu’ils éprouvent une joie presque enfantine à raconter leurs histoires de vol.
Dans le monde du travail, tout est procédure. Il faut toujours aller dans le sens de la production, de la norme. Tes mouvements, tes pensées, la manière dont tu organises ta journée appartiennent au patron. Modifier un brin ton planning pour choper une ramette de papier dans le local à matériel ne se résume pas tant que ça à te fournir gratuitement en feuilles blanches. Ce qui importe, c’est que tu as réfléchi à autre chose qu’à ton boulot. Que tu as organisé ton temps non pas pour le patron et pour la production, mais contre eux. Ou du moins, malgré eux. Au final, c’est moins l’objet de la choure qui compte que la marge de liberté qu’il induit. Et puis, un outil volé au travail, c’est toujours un outil de moins que tu auras à utiliser pour un chantier de merde.
Quand je chaparde au travail, j’ai l’impression que ça rend ma journée bien plus supportable. Me voilà avec un petit butin, plus ou moins arraché au capital. Victoire. Sauf que toute médaille a son revers. Ici, c’est ce sentiment qu’il serait plus supportable de passer cinquante heures par semaine au turbin pour peu qu’on puisse y choper gratos quelques fournitures. Au fond, je me fais avoir : ce vol est déjà intégré au processus de production. C’est un dommage collatéral qui a été anticipé. Pis, il concourt à me rendre plus disponible, zélée. Corporate, en somme : je me sens plus « appartenir à ma boîte » parce que je peux y récupérer une machine me permettant de fabriquer des étagères le week-end...
Ce faisant, je ne cours à peu près aucun risque. Rien à voir avec ces caissières d’hypermarchés licenciées pour avoir récupéré un bon de réduction qui traînait ou piqué un bout de fromage. Si je me fais surprendre par mon patron en plein photocopillage d’affiches, j’écoperai peut-être d’une gueulante paternaliste sur l’état financier de l’association dans laquelle je travaille. Mais je ne me ferai sûrement pas licencier. Parce que j’exerce une profession intellectuelle, mieux placée dans l’échelle de la production que caissière à Carrefour. Et parce que mon geste sera vu comme un petit à-côté, et non comme une attaque directe contre la structure.
Et puis, il y a ces situations dans lesquelles je me mets parfois pour chourer des trucs au boulot. Me planquer pendant la pause déjeuner des collègues. Revenir le week-end pour faire des photocopies. Ne pas assumer devant les autres salariés. Le vol au travail reste ainsi un geste individuel, une petite démerde quotidienne qui rend les choses moins pourries. Mais il n’abolit ni les longues journées de taf, ni les humiliations quotidiennes. Au fond, la débrouille au boulot, cette marge qu’elle peut ouvrir dans le quotidien, et tous les bénéfices qu’on peut en tirer, eh ben c’est déjà ça. Mais ça n’est que ça.
Cet article a été publié dans
CQFD n°166 (juin 2018)
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Paru dans CQFD n°166 (juin 2018)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Étienne Savoye
Mis en ligne le 14.04.2019
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