Quand le bar rage
Chronique d’un piquet de grève SNCF
J’avais rien dit aux copains de Sud Rail. Pas osé avouer que je voulais dormir ce 14 mai. Non, je ne viendrais pas à trois plombes du mat’ pour une action surprise ! Les surprises, je les connais, avec les postiers du Dôme, à Saint-Just. À chaque fois, c’est un blocage de PIC, de PPDC, des noms qu’on comprend rien, en pleine nuit, dans des bleds aussi folichons que Vitrolles. Après, tu continues à te converger la lutte, à te bloquer la plateforme, et tu glisses enfin crevé jusqu’au soir avec un match OM-Atlético à 200 gugusses alcoolisés en ticheurte bleu ciel. Et tu te dis : mais macarelle ! Y peuvent pas descendre dans la rue, tous ces supporters, et foutre le feu un autre jour que les soirs de matchs, les djeun’s en forme de sac à pub pour les téléphones Lustucru des Émirats Buitoni ? Hein, sans déc’ ?
In fine veritas – d’où me revient ce latin ? –, je me lève tout seul, à 3 h, sans mon radio-réveil. La conscience de classe ressemble à la culpabilité freudienne. J’appelle mon contact pour situer le point de convergence des luttes, qui ressemble comme deux gouttes à d’eau à une barricade de chenapans. Ça tombe comme à Gravelotte à l’entrée du parking de la gare Saint-Charles. J’y retrouve une grappe de postiers mouillés, quelques endurcis qui ont fait toutes les grèves depuis monseigneur Devaquet. Et puis aussi des cheminots, des FO et des Sud. Gilbert m’offre un parapluie FO, mon premier. Ça fait chaud au cœur. Je ne lui dis pas ce que je pense de son syndicat, vu que le ciel a décidé de nous rincer comme une cabine de douche à la pointe du Raz. Les potes du rail apportent du café, on chante « Singin’ in the Rain » et « J’veux du soleil », mais ça ne marche pas !
Avec mes postiers, on part boire un café au bar d’en face, avec Christophe Barbier à la télé. Une factrice le reconnaît à son écharpe rouge. Va-t-il nous chier dessus ? Non, pour une fois, on échappe à ses diatribes anti-fonctionnaires. Là, il cause danger terroriste. Déjà ça de gagné. La grève, sur le prompteur BFM, est un succès. Mais on le savait déjà. Parce qu’au bistrot, on a l’équipe de Canal+ avec nous. Et aussi Europe1 et BFM, qui font des allers-retours entre le barrage et le bar tout court. Car le bar rage, présentement.
On chante que BFM c’est tout pourri, pour les faire fuir. Mais, coriaces, ils tapent l’incruste malgré nos méchancetés. Vers 5 h 30, quelques cadres CGT arrivent en caisse et veulent passer. Eh non, les gars ! Sont surpris, les copains, qu’on soit déjà là alors que c’est la Cégète qui dirige la grève, bordel. Pas rancuniers, ils improvisent une descente sur les voies.
C’est bizarre, plus le temps passe, plus je suis en forme. Je me sens gaillard comme un Christophe Barbier dans les gogues du Medef.
Sur les coups de 8 h, les étudiants présents partent sur La Canebière pour bloquer les examens. Mal leur en prend. La police les gaze et du coup… bloque la fac. Là, suivez bien, ça va être très compliqué. Quand j’arrive, les jeunes avec leur cartables Tann’s pleurent en chœur. Soit à cause du gaz, soit parce qu’ils ont été violentés. C’est un scénario nouveau pour beaucoup. D’autant que, pas de bol, ce sont ceux qui veulent passer les examens qui ont goûté aux joies de la démocratie policière. Quentin et ses potes m’expliquent qu’ils sont venus au secours de leurs camarades bloqueurs alors qu’eux venaient travailler. Deux cent gamins filment et commentent quelque chose qu’ils ne connaissaient jusque-là que sur YouTube : la violence policière. Ça s’agite. Un étudiant prend la parole et devient tout rouge, sans doute à cause des gaz, quand soudain un contingent de syndicalistes arrive, le pas énergique. Une clameur soutient leur intervention. Je crois un instant que le service d’ordre de la CGT va défoncer la police. Non, faut pas rêver. Finalement, ils s’arrêtent pile devant et parlementent. Enfin, ils leur donnent des ordres, tu vois. Résultat, un front social se stabilise devant les portes. Le face-à-face empêchera les examens d’avoir lieu. Je sors ma flasque de rhum cubain. J’ai bien mérité d’avaler une bonne rasade de réalisme magique.
Jeudi, j’irais aux impôts soutenir les grévistes. Ça sera sûrement plus calme. Ouf.
Cet article a été publié dans
CQFD n°166 (juin 2018)
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Paru dans CQFD n°166 (juin 2018)
Dans la rubrique Actualités
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Mis en ligne le 07.07.2018
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