Crabe de merde
Feu Ubi
« Ah mais merde ! Il a pas fait ça, quand même ? Roh l’empaffé ! »
Je me souviens. Je me souviens très bien. Et notamment à quel point on avait les boules contre toi, Ubi.
On revenait de Limoges.
Du piteux Flunch de Limoges, plus exactement.
La honte.
En route pour aller interviewer le roi de la BD underground Robert Crumb, on avait appris après cinq heures de bagnole que le dessinateur américain, installé vers Nîmes, déclinait finalement la proposition d’entretien mollement acceptée le soir d’avant.
D’où l’arrêt à Limoges.
D’où le Flunch sa reum.
Puis le morose retour vers Paname.
Dans la Clio pourrave, on était tous lestés d’une solide gueule de bois. Et habités d’une furieuse déconfiture existentielle.
Et c’est là que tu avais appelé, mon salaud, pour nous dire, guilleret, que tu avais mis en ligne sur Article11, alors seulement un site, un petit récit1 contant ces déconvenues qu’on venait de te raconter par bigophone.
Bordel de merde.
C’était 2010, un autre siècle. On était jeunes, on était frais, on allait niquer le monde ça faisait pas un pli.
Mais on avait notre pudeur, mec.
Et toi : bim, tu dévoilais notre piteuse épopée à la face du monde.
Malgré tout l’amour d’alors et la tristesse d’aujourd’hui, et vice-versa, je te le dis tout net : on était vénères.
Ça bramait sec dans la Clio, avec noms d’oiseaux en pagaille.
Le pire, c’est que je viens de le relire et que...
Il est chouette ce petit bout d’épopée routière.
Et plutôt rondement écrit, synthétique et joyeux.
Honnête en tout cas :
« Que je résume. À cette heure, nos valeureux se pèlent sur une aire d’autoroute à cent bornes de Limoges. […] Ils ont des bouteilles dans la bagnole et peuvent donc aller au bout du monde. »
Conquérir le bout du monde au Flunch de Limoges.
Pourquoi pas, après tout ?
Tu as bien chanté la beauté des barres de Nanterre.
Ça fait ronflant, sûr, mais je crois que c’est par l’écriture qu’on s’est rencontrés. Ou plutôt : par l’amour des mots qui crépitent, de celles et ceux qui les font danser. Ce truc qui me rend tout penaud devant mon clavier, à t’imaginer réagir à ce que j’écris, depuis le paradis anarcho-littéraire qui t’abrite désormais, souriant quand j’abuse du trémolo, toi la plume des plumes, que même des fois tu en faisais trop, ton péché mignon. Il y avait la politique, bien sûr, les totos de Montreuil et les anars de la rue Amelot, les manifs et les batailles théoriques absconses, mais notre vraie came était ailleurs : le souffle, les envolées, les galopades textuelles. Modestement, hein, mais avec une certaine passion de l’ornement. Et l’impression que c’était politique, et pas qu’un peu, de bien chiader ses textes, de les polir jusqu’à plus soif.
Et toi, tu ne l’as jamais lâché, ce truc dans les tripes qui te disait que l’écriture c’est la lutte, point barre. Bien au contraire. Au point que les vivats ont jailli de toutes parts quand en 2019 a éclaté la détonation de ton unique roman, À la ligne2.
C’est peu dire que c’était mérité.
Mais aussi un peu étrange.
Je veux dire, on le savait, bordel, que tu avais du talent, truc de maboul même, mais on n’imaginait pas qu’un jour on lirait des titres comme « Joseph Ponthus, auteur fauché en pleine grâce » (Libération), que ton roman serait traduit en serbe aux éditions Лом et qu’on verrait les hyènes de CNews consacrer un article à ta personne.
Je sais plus trop comment t’as atterri à Article11. Un mail, je crois, pour dire que tu kiffais ce qu’on faisait, que tu voulais participer. Nous on était preneurs, hein, vu qu’on était deux pelées et trois tondus, que tu dégageais une énergie de dément, que t’aimais le vin, que t’avais un blog chelou qui s’appelait « Danse bordel ! » avec en bannière une référence à la Commune (« Leur réponse à nos envies est au mur des Fédérés »), que sur tes hautes épaules nichait une tête barbue de gentil ahuri et que ton idée première, raconter ton quotidien d’éducateur de rue en banlieue parisienne, avait de la gueule3. Malgré quelques engueulades épiques, vu que t’étais aussi relou que nous et parfois encore plus, avec l’ego maousse, ça avait collé. Grandement.
Normal : tes textes lévitaient.
Je viens de relire ta première chronique « Sévice social », publiée le 7 mai 2009, et dont le titre annonçait la couleur et l’odeur de poudre : « Antisocial, ta mère, ton sang-froid ». Et pas à dire : elle claque toujours. Avec ces quelques lignes où jaillit ton empathie grosse comme un diplodocus, doublée d’un style cousu main :
« Lui, même si ce n’est que le beau-père, on sent qu’il s’en soucie de ce môme, qu’il accompagne de tout son possible cette femme qu’il aime et qui tremble pour son enfant. Qui appelle régulièrement le vrai père là-bas vers Béthune pour lui donner des nouvelles du petit.
Elle, qui se force dans sa dignité à ne pas pleurer, pas tout de suite. Qui se force à expliquer. Ses douleurs de mère qui dut se résoudre à déposer une main courante après les menaces de son enfant. La galère à l’école. Les engueulades à n’en plus pouvoir. Ses fugues à répétition, tous les week-ends. Les retours le dimanche aprème où il comate dans le canapé jusqu’au lundi. Même qu’une fois, elle a trouvé une “boulette de tabac” dans une poche du blouson.
Des petites gens, vraiment.
Des vies minuscules. »
Tiens, ça me fait marrer, je crois qu’à l’époque j’avais pas remarqué la référence à Pierre Michon et ses Vies minuscules.
Typique.
Car oui, tu enrobais tes écrits et paroles de tes héros littéraires, qu’ils aient chanté, écrit ou dynamité. Barbara. Brel. Duras. Cendrars. Apollinaire. Pasolini. Anne Sylvestre. Le fucking Père Duchesne. Et aussi de vieux types chiants à la Tacite, avec citations absconses en latin.
D’ailleurs, relisant les derniers mails que tu m’as envoyés, je retrouve ton amour inconditionnel des tricoteurs de mots, parfois jusqu’à l’outrance. Tu m’as ainsi fait fièrement parvenir ton papier sur Duras et l’affaire Grégory pour Libé4, un truc bien torché mais chouïa pontifiant, presque pire que Marguerite en roue libre dans les Vosges pour célébrer la « sublime Christine V. », même que j’ai dû me bâillonner pour pas te vanner. Un autre jour, c’était un article sur Cendrars et sa Prose du Transsibérien dans la Nouvelle Revue française5, que là j’ai pas envie de rigoler, parce que c’est très beau, et aussi parce que tu m’avais dit que, sans Cendrars et ce poème comète de 1913 qu’on aimait tous les deux tant, sans le train qui « retombe toujours sur toutes ses roues », sans « le grand Christ rouge de la révolution russe », sans Jehanne murmurant « Dis Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? », il n’y aurait pas eu À la ligne, en tout cas pas sous cette forme bizarroïde.
Car, oui, bizarre, il l’était assurément ton bouquin.
Tellement que pour être franc j’y croyais pas du tout au départ.
Ubi qui écrit en vers libres sur les abattoirs bretons ? C’est une blague ?
Sauf que non.
Sa lecture, une claque.
Bataillant pour décrire ton quotidien de mec dégringolé dans une précarité aussi banale que duraille, tu as aux forceps atteint l’objectif qui t’habitait : écrire l’humain avec beauté et fraternité, même dans la laideur d’une usine maculée de sang et de cadavres froids.
Et personne ne pourra te l’enlever. Tu l’as gravé dans le béton. Ça restera. Pour cette honnêteté, ce regard qui ne se planque pas, cette obsession de ne pas trahir, ni les hommes ni les Lettres, et surtout pas tes camarades ouvriers. Pour ce que tu me disais dans l’entretien accordé à CQFD en septembre dernier6, parlant de ces compagnons de galère :
« Après en avoir chié tout ce temps à leurs côtés, ça m’a particulièrement touché de voir qu’ils insistaient pour que je mette leurs vrais noms et disent se reconnaître dans les passages qu’ils découvraient. Ce sont les premiers à qui je l’ai fait lire, comme ça avait été le cas avec les gamins de Nanterre, pour Nous... la cité. »
Alors ouais, mec, franchement t’as déconné à nous afficher sur Article11 pour l’affaire du Flunch de Limoges. Mais d’un autre côté, à y repenser, j’en suis presque fier. Un peu comme si j’avais en stock une anecdote complètement naze se déroulant au McDo de Melun, mais contée par Cendrars.
Dis, Ubi, sommes-nous bien loin de Montmartre ?
Plutôt, oui.
Mais le voyage avait une sacrée gueule, on peut pas le nier.
En tout cas raconté par toi.
1 « Où Lémi & Jbb partent en vadrouille... » (20/01/2010).
2 Éditions La Table ronde, réedité en poche, Folio, 2020).
3 Tellement qu’au final c’est devenu un livre coécrit avec quatre mômes, Nous... la cité, Zones, 2012.
4 « Quand Marguerite Duras sublime l’affaire Grégory » (4/08/2020).
5 « Un livre de poésie est plus utile qu’un chemin de fer » (mars 2020).
Cet article a été publié dans
CQFD n°196 (mars 2021)
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Paru dans CQFD n°196 (mars 2021)
Par
Illustré par Baptiste Alchourroun
Mis en ligne le 30.03.2021
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