Choisir le bon réseau
Faire vivre un internet différent
Attablés autour d’un burger, Marc, Cyrille* et Christophe ont presque du mal à utiliser ces prénoms. Koalp, Pintoo et Kitoy ont plutôt l’habitude de s’appeler par un pseudo, sur le forum de l’association Iloth (Internet libre et ouvert pour tous dans l’Hérault), dont ils font tous trois partie. Grâce à une dizaine de membres réparti·es entre la Lozère, les Cévennes, le Gard et Montpellier, l’association propose aux usager·ères de reprendre en main leur connexion, non plus en achetant un accès à internet à un grand groupe privé, mais en étant membres d’une association qui fournit cet accès, avec un droit de regard sur son fonctionnement et les services qu’elle propose.
Iloth délivre des accès internet en fibre, Wi-Fi ou ADSL. « Il faut bien comprendre qu’on propose un internet neutre », explique Pintoo, informaticienne de métier, en charge de la communication de l’association. « Internet, à la base, c’est un réseau qui relie des gens… Et chacun en fait ce qu’il veut ; toutes les communications ont la même valeur, tous les usagers sont égaux », explique Christophe. Ici, le réseau internet ne fait pas de hiérarchie entre les différents flux qui l’alimentent ou le sollicitent1. Sauf que le marché des opérateurs est dominé par de grands groupes aux nombreuses filiales, comme Bouygues, SFR, Orange ou Free. « Les gros fournisseurs d’accès internet veulent façonner et contrôler ce réseau et les manières d’y accéder en fonction de leurs intérêts commerciaux, continue Marc. Leur but, c’est de conserver leurs clients ; ils y gagnent des données, des revenus publicitaires et pour y arriver, ils seraient tentés de prioriser certains flux. » Autrement dit, de rendre la connexion à certaines pages plus rapide que d’autres, et d’instaurer des ordres de priorité.
« Nous on s’engage à ne rien faire d’autre que transporter les données ! » termine Marc. Afin de permettre aux usager·ères d’accéder à un réseau sans altération ou censure, Iloth maintient et héberge aussi un serveur DNS. C’est une sorte d’annuaire qui relie les chiffres d’une adresse IP* aux noms de domaine que l’utilisateur·ice rentre dans son navigateur, et qui référence les différents sites web. Par défaut, on utilise celui du FAI chez qui on est abonné·es. « En théorie, cet annuaire doit se cantonner à transporter les réponses, sans modifications. Mais celui des grands groupes peut parfois mentir », décrypte Cyrille. En France, le gouvernement peut demander aux fournisseurs d’accès internet de bloquer certains sites – sans même passer par un juge. Cet été, les utilisateurs souhaitant rejoindre la messagerie cryptée Telegram avaient ainsi été redirigés vers le site du ministère de l’Intérieur2 », Le Monde, (13/05/2023). ] pendant près d’une semaine.
Iloth propose également un serveur VPN, pour « virtual private network », qui permet aux abonné·es des FAI traditionnels d’accéder à internet à travers le réseau neutre de l’association. « Un VPN, c’est un intermédiaire de confiance », résume Pintoo. Comme une sorte de tunnel de connexion entre le poste informatique de l’usager·ère et le serveur qui héberge le site web qu’il ou elle souhaite consulter, où l’association garantit de ne pas espionner ce qui y transite. « Reste aux gens à choisir s’ils ont plus confiance en une entreprise privée à but lucratif qu’en une asso où ils peuvent participer aux décisions », ironise la jeune femme. Et tout ça, en s’interdisant toute forme de revenus publicitaires ou de marge commerciale.
Iloth fonctionne grâce à deux serveurs* et deux routeurs* : environ 2 000 euros de matériel, accumulé au fil des années. « Les serveurs, on les surnomme les boîtes à pizza, parce que ça ressemble à un rectangle allongé », plaisante Christophe. Bien gardés derrière le portail du data center d’une entreprise tierce, en périphérie montpelliéraine, on ne devine de l’extérieur que les ronronnements des systèmes d’aération. Ils sont la propriété de l’association, qui les y a installés et les entretient depuis. À l’arrivée, chez l’usager, les câbles, modems et autres décodeurs sont similaires à ceux des abonné·es aux grands groupes. À ceci près qu’on n’y voit aucun logo et que les tarifs sont un peu plus élevés : de 70 à 200 euros de mise en service pour la fibre, pour un prix moyen de l’abonnement mensuel entre 40 et 50 euros. « Sur lequel on ne fait aucun profit ! » rappelle Pintoo, puisque c’est les prix auxquels ils achètent la connexion à la French Data Network (FDN), le fournisseur d’accès internet associatif français historique. Même si, pour cela, la FDN doit forcément passer par les infrastructures d’Orange ou SFR – qui, au même titre que les data centers utilisés, ont un impact écologique certain. Au final les petits FAI consomment moins, mais simplement parce qu’ils gèrent moins de volume d’utilisateurs. « On ne pousse pas les gens à sans cesse changer de périphériques, on les laisse choisir, et ils peuvent prendre des modems d’occasion par exemple », commente Christophe, rappelant du même coup que la fabrication des machines consomme sa part de ressources.
Comme eux, une trentaine d’autres associations locales fournissent des accès à internet en France : Tetaneutral à Toulouse, Illyse à Lyon, ou Ail-Network dans le Tarn – et ils sont tous membres de la FFDN, la Fédération des fournisseurs d’accès associatifs à internet. Réunies par une charte des bonnes pratiques, elles partagent un fonctionnement bénévole et désintéressé, un engagement à ne pas filtrer ni altérer le réseau ou encore à encourager l’auto-hébergement. Aux côtés de deux autres assos’, le Bib et Montpell’Libre, Iloth propose ainsi un panel de services web, BIM ! (Bienvenue sur l’Internet montpelliérain !) : des réseaux sociaux, un outil de sondage en ligne, un autre de visioconférence, ainsi que des outils de bureautique collaborative – tous hébergés localement dans leurs serveurs, plutôt que dans ceux des Gafam.
« On est un groupe de non-experts et on arrive à faire fonctionner un service fiable, c’est ça qui est fort ! » sourit Christophe, musicien à temps plein engagé dans Iloth depuis dix ans. Ce sont eux et elles qui prennent en charge la maintenance, en réagissant face aux bugs ou en appliquant les mises à jour. « On sort du moule de l’informatique, où tout doit être optimisé ; on fait les choses nous-mêmes, hors d’une logique productiviste », s’enthousiasme Pintoo. « Ce qui me plaît particulièrement, c’est aussi de faire autrement que ce monde de l’informatique très masculin, de tech-dudes, où il y a toujours un type qui pense qu’il sait mieux faire que toi », sourit-elle. Fonctionner à petite échelle et sans but lucratif permet aux membres de se former et de monter en compétence. C’est le partage de savoir qu’on met au premier plan.
Si leurs accès internet et leur VPN ne bénéficient pour le moment qu’à une vingtaine de personnes, et que les services BIM ! ne sont utilisés que par une centaine, leur infrastructure a une capacité d’environ un millier d’utilisateur·ices. « Il y a un enjeu à mieux communiquer sur ce qu’on fait », reconnaît Pintoo. Des heures qu’ils passent en réunion de maintenance, au temps qu’ils donnent pour se former et améliorer les services, les membres d’Iloth font un internet différent avec enthousiasme : « Personne ne peut nier que l’usage d’internet est généralisé. On ne doit pas s’en désintéresser alors que c’est un outil essentiel à l’information et à l’expression, et à nos manières de faire société », termine Pintoo.
Serveur informatique : dispositif matériel et logiciel qui permet d’offrir des services à un·e ou plusieurs client·es via un réseau. Routeur : équipement qui permet de faire transiter des données. Data center (ou « centre de données ») : installation physique conçue pour héberger les données et le matériel qui les contient. Ils assurent l’alimentation, le refroidissement, mais aussi la protection physique du matériel d’une ou plusieurs organisations. Adresse IP (pour Internet Protocol) : numéro d’identification unique attribué à un appareil connecté à internet, qui lui permet de communiquer avec les autres adresses reliées à internet.
*Le prénom a été modifié
1 Pour plus d’explications sur la neutralité, voir la vidéo« Notre Internet, nos câbles » (30/11/2018) sur le peertube de la Quadrature du Net (video.lqdn.fr).
Cet article a été publié dans
CQFD n°225 (décembre 2023)
Dans ce numéro de décembre, on essaie de faire entendre des voix Palestiennes tout en s’interrogeant sur l’information en temps de guerre. Sinon, on donne des nouvelles des anarchistes ukrainiens, on suit aussi des familles roms installées à Marseille et qui trimballent leurs vies d’expulsion en expulsion, on s’interroge sur l’internet militant, on décortique la loi Immigration du grand méchant fourbe Darmanin et on regarde BFM dans un kebab de Morlaix, munis d’un sac à vomi.
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Paru dans CQFD n°225 (décembre 2023)
Par
Illustré par Mortimer
Mis en ligne le 22.12.2023
Dans CQFD n°225 (décembre 2023)
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